Passé prérévolutionnaire des Khmers rouges, introduction et chapitre 1

Publié le par Sacha Sher

 

 

 « Quand on jette un coup d’œil en arrière, rien ne paraît plus inoffensif que le début d’une révolution. Ce début est toujours peu apparent, paisible, parfois touchant » [1]. Cette impression exprimée au sujet des milieux intellectuels révolutionnaires russes un demi-siècle avant la révolution d’Octobre s’impose également devant la rigueur morale et la haute idée qu’un certain nombre de Cambodgiens de gauche se faisaient de la politique un quart de siècle avant la révolution d’avril 1975. Les révolutionnaires qui parviennent aux commandes ne sont certes pas toujours les plus brillants et ceux qui paraissaient dotés de réalisme et de sens critique peuvent, plus tard, céder aux passions de l’instant présent, ou se complaire dans une torpeur bureaucratique. De plus, les « révolutions » ou les simples coups d’Etat émanent le plus souvent d’une période de troubles sociaux et économiques, qui entraînent des luttes internes et ne laissent pas les psychologies intactes. Dans le cas du Cambodge, le renversement « révolutionnaire » pris corps, plus qu’ailleurs, sous le pilon des bombes incendiaires. La première mesure prise par les dirigeants réels de la coalition monarchiste-révolutionnaire menée par le prince Sihanouk fut de vidée la capitale Phnom Penh de ses habitants en quelques jours. On peut trouver des raisons immédiates à cette mesure, allant du besoin de procéder à la récolte à celui de neutraliser les hauts fonctionnaires de l’ancien régime. Certains historiens et praticiens des révolutions avaient cependant posé le problème de la difficulté de prendre en main les villes en cas de victoire révolutionnaire. Pour ne prendre qu’un exemple, dans La Grande Révolution, ouvrage lu par Pol Pot à Paris comme il le confia à Nate Thayer en 1997, et que nous avons attribué à Kropotkine, ce dernier posait le problème des villes en période révolutionnaire en ces termes, au début d’un chapitre:

« Une des principales difficultés pour chaque révolution, c’est de nourrir les grandes villes. Les grandes villes sont aujourd’hui des centres d’industries diverses qui travaillent surtout pour les riches ou pour le commerce d’exportation; et ces deux branches chôment dès qu’une crise quelconque se déclare. Que faire alors pour nourrir les grandes agglomérations urbaines ? » [2] .

Ceci montre en quoi il peut être instructif de se demander comment sont nées et comment ont évolué les convictions des futurs dirigeants. Nous verrons que ces étudiants communistes ou « progressistes » constitués en associations essayaient de comprendre et de résoudre les problèmes sociaux du Cambodge. Qu’en tant que « colonisés » opposés à l’ingérence française au sein de la politique et de l’économie cambodgienne, ils nouèrent des relations avec une opposition politique française communiste particulièrement active et influente au sortir de la guerre. La lecture des œuvres de Thorez, Lénine, Staline et Mao, ou d’autres textes militants, universitaires ou littéraires, leur ont-ils alors fourni l’essentiel des idées et des principes qui allaient les guider ? Et, par la suite, quelles furent les circonstances exactes et la visée politique précise qui aboutirent à trois ans huit mois et vingt jours de travaux collectifs, de privations, de misère, d’oppression, au lieu d’engendrer « un Kampuchéa nouveau à tous les égards » [3]  ?

Voici les quelques questions auxquelles cette étude tente de répondre en analysant des textes d’époque allant de la satire politique à des thèses soutenues à Paris, ainsi que des documents d’archives françaises et cambodgiennes, et des textes en langue anglaise insuffisamment connus en France : ouvrages et analyses de David Chandler, Michael Vickery, Steve Heder, Karl D. Jackson, Kenneth M. Quinn, et Gareth Porter. David Chandler, Ben Kiernan, et Steve Heder sont les chercheurs qui ont le plus contribué à reconstituer l’histoire du mouvement communiste cambodgien, à travers une perspective historique et politique, en général axée sur l’étude du contexte social et des différentes phases qui préludèrent à l’accession et à l’exercice du pouvoir du noyau dirigeant. La problématique de notre recherche est de prendre en compte la naissance et l’évolution des convictions des futurs dirigeants, de comprendre, non seulement les circonstances, mais aussi le projet politique ou la vision anthropologique qui était les leurs et a finalement abouti à trois ans huit mois et vingt jours de travaux collectifs, de privations, de misère, d’oppression, au lieu d’engendrer « un Kampuchéa nouveau à tous les égards » [4].

Le démantèlement du mouvement communiste cambodgien à la fin des années quatre-vingt dix nous a également permis de rencontrer des témoins de tous bords avec plus de facilité, d’entreprendre quelques échanges plus ou moins approfondis avec d’anciens cadres communistes, essentiellement des milieux « intellectuels », comme en avaient déjà eu depuis peu Steve Heder, Henri Locard et Nate Thayer (lequel a aussi interrogé Ta Mok, Pol Pot et Nuon Chea), ou, il y a plusieurs années et dans d’autres circonstances historiques, Steve Heder, Elizabeth Becker et Christophe Peschoux.

Dans un premier temps, des historiens ont retenu dans le processus de mûrissement des positions révolutionnaires du P.C.K., l’importance de la filiation maoïste, avec au sein des hauts cadres une tendance pro-vietnamienne rapidement écartée, et dont certains représentants occupent encore des fonctions élevées dans l’organigramme de l’Etat. Mais les recherches ultérieures ont révélé que tous les membres du Comité Permanent du Comité Central du P.C.K. avaient été formés plus ou moins longuement à l’école Vietminh et que certains dissidents promus in fine par les Vietnamiens les avaient farouchement combattus jusqu’en 1978, avant de se résigner à accepter leur protection. Le passage de bon nombre de hauts responsables en France n’a jusqu’à présent été que survolé [5], parfois pour souligner que ce passage a pu les rendre plus nationalistes que leurs camarades combattants du maquis. L’héritage français est pourtant pris suffisamment en compte quand il est question d’ Chi Minh, de Deng Xiaoping, de Chou Enlai ou de Jiang Zemin. Or l’originalité des dirigeants du P.C.K. provient  en partie de ce qu’ils ne passèrent pas, à l’inverse de Deng et d’, par les universités de Moscou.

S’ils n’ont pas été formés politiquement dans les universités françaises, le bagage théorique qu’ils emportèrent de France ne s’est pas perdu au milieu des slogans et des techniques vietnamiennes et maoïstes de combat et d’organisation des populations. Il a contribué à les faire accepter. Une fois rentrés au Cambodge où ils se consacrèrent presque tous à l’enseignement, leurs activités et leurs idées furent noyées dans le secret de la clandestinité, ou diluées dans une langue de bois toute tendue vers une politique frontiste. En France, les futurs dirigeants kampuchéens n’entretenaient pas encore le secret. Leurs convictions d’alors peuvent être assez bien restituées, quand le communisme était une visée plus qu’une technique. Leur formation ultérieure auprès d’instructeurs nord-vietnamiens, voire chinois ou autres, est également riche en concepts, en formules, en techniques de prise du pouvoir, ainsi qu’en méthodes de propagande, de conditionnement, de contrôle, ou de répression de la population.

Une fois leur séjour d’études achevé, ces militants sensibilisés aux questions politiques participèrent à la lutte pour l’indépendance, puis tentèrent par divers moyens d’exprimer leurs projets de réforme au sein d’un paysage politique cambodgien peu ouvert à l’échange des idées. Ils prirent part, aux côtés d’indépendantistes locaux, à l’édification d’un mouvement des travailleurs à une époque où celui-ci œuvrait en relations suivies avec le Parti des Travailleurs du Vietnam, essentiellement jusqu’en 1954. Ensuite, tout au long des années 1963-1975, le mouvement révolutionnaire se développa dans les campagnes, se nourrissant de l’expérience de lutte et de pratique politique du Front de Libération vietnamien, et subissant l’influence idéologique relative de la Chine à, jusqu’à se construire de manière autonome à mesure que s’accumulaient les signes de dégradation de solidarité avec le mouvement révolutionnaire conduit par le Nord-Vietnam. A la faveur de la guerre à forte teneur impérialiste de 1970-1975 et de l’aide fournie par des tiers, une nouvelle organisation sociale fut mise en place dans les territoires contrôlés. Cette guerre allait affecter durablement la ligne du Parti et le comportement de ses membres.

La réflexion sur les facteurs politiques et sociaux qui ont déterminé la politique du P.C.K. débute à peine. Reconstituer les racines intellectuelles de la révolution cambodgienne peut apparaître comme une quête ardue puisque les dirigeants les ont occultées au pouvoir en se réclamant d’un socialisme sans modèle et indépendant. Reste alors à l’historien à étudier par étapes le contexte historique qui a modelé les figures dirigeantes du mouvement révolutionnaire.

 


 

 

 

 

I. La présence française et ses effets sociaux.

En 1864, la royauté Khmère, jusqu’alors tributaire des Siamois et des Vietnamiens, se plaça, non sans hésitations et retournements, sous le « protectorat » de la France, après que le militaire et hydrographe Doudart de Lagrée eût retenu le roi Norodom qui s’apprêtait une nouvelle fois à se diriger vers Bangkok. Par cette manœuvre énergique, les colons français obtenaient des droits de commerce, de propriété et de circulation, et disposaient d’une zone tampon entre le delta du Mékong qu’ils contrôlaient déjà et la Thaïlande, dont ils craignaient l’expansionnisme. Les fonctionnaires cambodgiens furent maintenus à leur fonction locale et se détachèrent progressivement de l’influence du Siam, si bien que les occupants ne rencontrèrent guère de grandes difficultés à asseoir leur présence au moyen d’une vingtaine de chaloupes à vapeur, et à la maintenir un certain temps. Un peu plus tard, une révolte anti-française, survenue en 1885-1886 sous l’apparente direction de Si Vattha [6] fut matée. C’est alors que le Siam se décida à reconnaître le « protectorat » français, le 18 juillet 1887. Sous les Français, la société cambodgienne tarda à se développer. L’élite des fonctionnaires, fragilisée par un statut relativement précaire et confortée par la doctrine bouddhique du karma, jugeait de son bon droit de s’enrichir du surplus prélevé sur la production agricole. Elle orientait progressivement ses dépenses vers l’étranger, au bénéfice des Français, et par l’intermédiaire des commerçants Chinois dispensés par les autorités françaises de corvées, de réquisitions et de service militaire. Les paysans, s’ils avaient reçu l’assurance d’être propriétaires, ne trouvaient pas grand intérêt à enrichir les usuriers et à traiter avec les fonctionnaires « mangeurs » de pouvoir. Ils ne voyaient d’issue favorable à leur condition que dans une vie future. Quant à l’esclavage pour dettes et à la piraterie, ils subsistaient sous des formes parfois plus aiguës qu’avant l’instauration des lois françaises, et ce avec la collusion des autorités locales [7] .

 

II. La vie politique cambodgienne en 1945-1953.

A la faveur de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement pour l’indépendance de la gestion des affaires du pays se renforça de manière durable. Les gestionnaires français consentirent à offrir plus de responsabilités à ceux qu’ils considéraient comme les dignes descendants des constructeurs d’Angkor. Dans le même temps, en 1941, ils plaçaient un Roi, le prince Norodom Sihanouk, qui, en raison notamment de sa jeunesse, semblait le prétendant au trône le plus accommodant à leur égard. En mars 1945, le coup de force japonais engendra la proclamation de l’indépendance vis-à-vis des Français. Le 9 août, un coup d’Etat mené par l’indépendantiste Son Ngoc Thanh, un Cambodgien originaire de Cochinchine (un Khmer krom) renversa la royauté. L’expression du patriotisme put s’exprimer plus largement jusqu’au mois d’octobre, date du retour des Français, aidés militairement par les Britanniques. Son Ngoc Thanh  fut arrêté le 15 octobre 1945 par les hommes du gouvernement de Gaulle au motif qu’il s’était comporté en traître. Il fut maintenu en résidence surveillée à Poitiers jusqu’en octobre 1951. Parallèlement, pour ne pas s’aliéner toutes les élites indigènes, les Français firent quelques concessions politiques [8]

En 1946, des élections furent organisées et furent remportées par les démocrates, essentiellement en raison de leur position nationaliste, et de leur crédit auprès des bonzes et du père du roi, le prince Suramarit. La démocratie en marche resta encore instable, victime à la fois des manœuvres du Roi et des Français, qui se livrèrent à des arrestations dès le mois de mars 1947, et des manifestations fractionnelles au sein du Parti Démocrate, après la mort, en juillet 1947, du chef du gouvernement Sisowath Youtévong âgé de trente quatre ans [9]. Comme l’écrivait le professeur de droit C. G. Gour, il suffisait au Haut-Commissariat, pour paralyser l’action du gouvernement, « de soulever une question par jour sur un problème, même d’ordre mineur, afin d’absorber toute l’activité des ministres » qui manquaient de secrétaires dactylographes [10].

En 1948, certains députés furent touchés par un scandale de vente illicite. Le chef de la police, Yem Sambaur, détruisit les dossiers compromettants. Le chef du cabinet, Chhean Vam, demanda à ce que Sambaur soit arrêté, mais, devant le refus de se collègues du cabinet, il fut amené à démissionner. La faction Yem Sambaur en sortit renforcée. Celui-ci rejoignit les libéraux pro-monarchistes en novembre, et en janvier 1949, Sambaur et ses collègues firent tomber le ministère Penn Nouth car le ministre des finances avait favorisé sa famille dans la délivrance de licences de pêche. Sihanouk put alors placer le chef de gouvernement qui avait ses faveurs, Sambaur. Les démocrates refusèrent de servir ce gouvernement qui comprenait des membres de Partis inexistants à l’Assemblée Nationale. Par ailleurs, Sambaur attira le mécontentement voir l’hostilité des démocrates lorsqu’il fit construire un casino, ferma les principaux établissements secondaires du pays à la suite de grèves d’élèves, mena campagne contre la corruption parmi les parlementaires anciens membres du gouvernement, obtint des concessions de la part des Français, trop limitées peut-être, dans la direction de l’indépendance, [11] envisagea de ratifier un traité avec la France cantonnant l’indépendance du pays à l’intérieur des limites de l’Union Française. L’Assemblée vota une mention contre lui, mais le Roi autorisa Sambaur à dissoudre l’Assemblée en septembre 1949 et Sambaur, à nouveau nommé premier ministre, se mit à gouverner par décret. Le Roi, comme les colons français, avaient jugé les membres démocrates de l’Assemblée trop conciliants vis-à-vis des combattants Issaraks indépendantistes qu’ils avaient parfois autorisé à rallier le pouvoir (ce que firent à leur tour Sihanouk et Sambaur passés quelques mois, puis Sihanouk en 1954). Des grèves amenèrent le gouvernement à fermer des établissements secondaires, notamment à Phnom Penh. En janvier 1950 survint l’assassinat du chef démocrate et président de l’Assemblée Nationale Ieu Kœuss,  au siège du parti démocrate, ce qui ne fit qu’accroître la suspicion à l’égard de Sambaur, y compris auprès des étudiants parisiens de l’Association des Etudiants Khmers (A.E.K.). Un ancien secrétaire général de l’A.E.K., Mey Mann, ami de Saloth Sar / Pol Pot se souvient que cette dernière avait envoyé une pétition au gouvernement Yem Sambaur demandant la réouverture du Lycée Sisowath. Sambaur démissionna finalement en mai 1950 [12] . Le futur révolutionnaire Ieng Sary, qui arriva en France octobre 1950, participa à des manifestations démocrates contre Sambaur. En août 1952, l’A.E.K., revenait sur les manœuvres royales de cette époque dans un dialogue fictif où la Mère (sous-entendu du Roi) livrait toute son inquiétude à son fils : « Dans deux jours, le gouvernement démocrate va interroger "Sambo". A ce moment-là, se dévoileront les secrets du lancement de la grenade sur "Iev Koeus", de mes relations avec "Sambo", du poivre et du casino. Tout sera dévoilé et je crains les roturiers » (cf. document 9).

Le prince Sihanouk, parvenu à la tête du gouvernement, tenta de changer la Constitution et chargea un gouvernement débarrassé de toute présence démocrate de préparer les élections de 1951. A leur issue, les Démocrates étaient sur la défensive, leur majorité n’étant plus aussi écrasante. Le Viet Minh et les Issaraks n’avaient pas appelé à voter, et une large partie du Nord du pays était tenue par le combattant rallié au pouvoir royal Dap Chhuon. Son Ngoc Thanh, arrêté par les forces françaises en 1945, probablement avec l’aval de Sihanouk, ne rentra d’exil qu’après les élections, en octobre 1951, semble-t-il aux frais même de Sihanouk qui devenait d’un coup reconnaissant de la façon dont Thanh avait soutenu sa position de Roi auprès des Japonais. Les étudiants de l’A.E.K. qui lui avaient rendu visite à Poitiers avant son départ avaient été déçus d’apprendre qu’il n’envisageait pas de mener la lutte armée. Peut-être un accord a-t-il été conclu entre les deux leaders ? Néanmoins, peu de temps après son retour, Thanh s’attendit à être arrêté une troisième fois, et partit pour le maquis le 9 mars 1952. Les Français et le Roi s’en prirent alors aux Démocrates qui refusaient ou tardaient à le traquer. Ils le soupçonnaient d’être entré en contact avec des émissaires Vietminh. Pourtant, à lire son journal, Khmer Krauk (« Khmers réveillez-vous ! »), il n’en partageait pas les idées, et des témoignages indiquent qu’il s’allia plutôt avec des Issaraks du Nord car il craignait une prise en main vietnamienne. Les autorités ne tardèrent cependant pas à interdire son journal, le 25 mars [13].

La plupart des sources françaises du début des années cinquante, émanant de responsables du « protectorat », ne manquent pas de discréditer le Parti Démocrate pour ses dérives tyranniques. Celui-ci aurait fermé des journaux et placé ses hommes aux postes de commande faute d’opposition à l’Assemblée. Une des principales « victimes » semble avoir été le Parti Rénovation Khmère, dirigé par Lon Nol, qui dénonçait certains abus de pouvoir et l’utilisation de la force à son égard. Précisons que le Parti Rénovation était partisan de « la conservation de la monarchie et de la démocratie » et que les démocrates considéraient les membres de « Rénovation » comme un groupe de mandarins qui s’étaient opposés à ce que le Cambodge se dote d’une nouvelle Constitution [14].

Il semble pourtant que les Démocrates préféraient répondre aux critiques de l’opposition au sein de leur journal, plutôt que de la museler. Un moment de tension l’illustre assez bien. En mai 1952, les membres du Parti de Lon Nol accusaient le gouvernement Huy  Kanthoul (Parti Démocrate) d’avoir usé de la force et d’avoir dénié des droits à d’autres citoyens. Le 3 juin, le Roi avait appelé à ce que les querelles cessent. Dans son message oral du 4 juin, Sihanouk reprochait au gouvernement de ne pas avoir de position claire face aux rebelles et à la propagande de Son Ngoc Thanh. Comme l’indiquait le Roi, les rebelles cherchaient une véritable indépendance par les armes, et voyaient en sa personne une marionnette sans sentiment patriotique. Sihanouk s’en défendait alors en soulignant qu’il avait obtenu la restitution de Battambang. Les archives françaises rapportent que le gouvernement démocrate avait pris prétexte de la diffusion de tracts anti-gouvernementaux en juin par les hommes de Dap Chhuon pour arrêter le 8 juin les leaders de l’opposition « dont Yem Sambaur, ancien président du conseil et ami du Palais » pour complot contre la sûreté de l’Etat. Michael Vickery  et David Chandler précisent que le gouvernement interrogea les principaux dirigeants de droite, Lon Nol et Yem Sambaur, que le premier, en possession de mitrailleuses, fut relâché au bout de quatre heures car il détenait une autorisation pour les posséder, et que le deuxième, en possession de grenades, et suspecté par ailleurs d’avoir organisé l’assassinat de Ieu Koeuss deux ans auparavant, le fut le lendemain. Cet épisode montrait finalement bien l’étendue de la tolérance du gouvernement [15].

Quelques temps après le communiqué du Roi, indiquent les archives, l’Agence de Presse Royale n’en avait pas imprimé l’intégralité. Le Roi le fit alors publier par le Conseil du Royaume, et le Parti démocrate réfuta les « allégations » du Souverain. Devant « une telle outrecuidance », commente le rapport français, le Roi aurait décidé d’user de son droit constitutionnel de « dissoudre l’Assemblée Nationale sur proposition du Conseil des Ministres » (article 38). Il signifia d’abord son renvoi au Cabinet démocrate, le 15 juin, tandis que des troupes françaises, dont un bataillon venu du Maroc, prenaient position dans la capitale et autour de l’Assemblée Nationale, puis prit la direction d’un gouvernement d’Union Nationale, pour la faveur duquel l’Assemblée Nationale décida finalement de voter, derrière une « unanimité de façade ». Sihanouk parvenait ainsi à dissoudre l’Assemblée le 21 juin, quatre jours après avoir décrété l’interdiction de toute réunion à caractère politique. Pour faire bonne figure devant les manifestants qui, depuis le mois de mai 1952 réclamaient de plus en plus bruyamment l’indépendance, il annonçait sa volonté de protéger le Peuple face aux rebelles, de pacifier le pays et d’obtenir l’indépendance progressivement au terme de son mandat [16] . Selon l’étudiant progressiste et futur membre du Parti Démocrate Phung Ton , qui, était en 1954 membre de l’A.E.K., le « Coup d’Etat du 15 juin 1952 » s’était déroulé après que le gouvernement eût refusé d’entreprendre, à la demande de Sihanouk, « une action d’envergure contre la dissidence » [17] et surtout contre Son Ngoc Thanh. Et le parlement soutenait sur ce point le gouvernement :

 « Le coup d’Etat du 15 juin lui avait permis de concentrer l’exécutif entre ses mains, mais le pouvoir législatif appartenait encore à une assemblée qui se cantonnait dans une sourde opposition. La dictature ne saurait s’accommoder avec celle-ci; la dissolution du Parlement était jugée nécessaire [elle eut lieu le 13 janvier 1953] » [18].

Le 13 janvier 1953, alors que la jeunesse ne se démobilisait point, le souverain, par crainte peut-être que les démocrates n’instaurent une République, demanda à l’Assemblée de voter un budget privilégiant les crédits à la défense plutôt qu’à l’économie et au social, et d’autre part de lui accorder des « pouvoirs exceptionnels » [19] ou des pleins pouvoirs, ce qu’elle refusa en se basant sur la constitution. Il décréta alors lui-même la nation en danger, envoya les troupes autour de l’Assemblée aussitôt dissoute, emprisonna sept démocrates en tant que partisans de Son Ngoc Thanh et de Ea Sichau qualifiés de communistes et d’alliés du vietminh par le journal de Lon Nol, et remplaça l’Assemblée Nationale par un Conseil consultatif national de fidèles [20].

Dans sa thèse de droit, Phung Ton montrait que cette dissolution relevait d’une interprétation fallacieuse de l’article 21 de la Constitution stipulant que « tous pouvoirs émanent du Roi », alors que le gouvernement était théoriquement responsable devant l’assemblée. D’après Douc Rasy, docteur en droit et actuel président de la Ligue Cambodgienne des Droits de l’Homme et du Citoyen, « la Constitution de 1947 portait en elle les germes de sa destruction » [21]. Elle déclarait en effet dans ses articles 21, 23, 38 et 52 que « tous les pouvoirs émanent du Roi », que le pouvoir exécutif était « exercé au nom du Roi par les ministres », que le Roi  avait « le droit de dissoudre sur la proposition du conseil des ministres » et que les députés juraient fidélité au Roi et à la Constitution .

Quoi qu’il en soit, la manœuvre de Sihanouk traduisait sa crainte qu’une révolte éclate et lui ravisse le pouvoir. Cette révolte couvait depuis plusieurs années déjà.

 

III. Les forces révolutionnaires au début des années cinquante.

Après la deuxième guerre mondiale, les forces du changement étaient essentiellement démocrates, mais leur expansion fut rapidement bloquée et laissa place à un mouvement d’opposition plus souterrain profitant du soutien extérieur venu du Vietnam. Mais ce n’est qu’après 1949 que fut renforcée la coordination des indépendantistes khmers avec les forces vietnamiennes [22]. De 1947 à 1950 les activités du « Vietminh » (la Ligue pour l’indépendance du Vietnam) se déployèrent peu. L’arrestation de Son Ngoc Thanh en octobre 1945 avait déclenché la fuite vers le Sud-Vietnam de  bon nombre de Vietnamiens de Phnom Penh, par crainte de représailles. En 1947, les moins compromis politiquement d’entre eux revinrent du Sud-Vietnam ou du Siam, rassurés par l’attitude compréhensive des services français. Les bases cambodgiennes étaient plus distantes du Nord-Vietnam que les bases laotiennes, et un coup d’état militaire à Bangkok contre le prince Pridi avait interrompu les liaisons avec les foyers d’agitation du Nord-Ouest au Cambodge. A Phnom Penh, les actions de la Ligue des Emigrés Vietnamiens pour le Salut National étaient entravées par les arrestations des Services de Sécurité français du Haut Commissariat au Cambodge [23] . En dépit de ces difficultés, la construction d’un mouvement anti-colonialiste révolutionnaire suivit son cours, étape par étape.

En 1947, au Nord Vietnam, une première conférence d’alliance du Parti Communiste Indochinois reconstitué en trois branches avait réuni des représentants du Vietnam, du Cambodge (dont Sieu Heng), du Laos et de la Thaïlande (en la personne du prince Pridi qui soutenait les rebelles cambodgiens depuis 1945) [24].

En 1948, le « Plan Nguyen Thanh Son », du nom du commandant en chef du front du Cambodge, prévoyait qu’une délégation du Vietminh s’occuperait « exclusivement de l’aide à apporter au Cambodge indépendant (…) Sa mission consistera à "créer un Gouvernement Provisoire du Cambodge indépendant co

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R
<br /> Bonjour,<br /> <br /> Remarquable travail ! Très fouillé, très détaillé. Dommage qu'on ne puisse avoir accès aux notes.<br /> Cordialement,<br /> Jennar<br /> <br /> <br />
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