Conclusion de l'épopée (1) (pp.281-289 du Kampuchéa des "Khmers rouges"...)

Publié le par Sacha Sher

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La question de la nature politique d’un mouvement est trop souvent cantonnée à ses professions de foi. Ce qui devrait compter en définitive est la sincérité qui est au cœur de ce mouvement derrière les étiquettes arborées. Suivant cette perspective, les révolutionnaires cambodgiens sont à placer dans le camp des esprits sérieux plutôt que dans celui des hypocrites mondains et bouffis d’orgueil.

En matière d’orientation, les dirigeants étaient inspirés par une part de nationalisme et par une part de marxisme-léninisme. Leur discours nationaliste composait avec la « légitime fierté » socialiste, et était porté par un sincère élan anti-impérialiste. La vision du monde de l’« Organisation Supérieure » n’était pas en désaccord avec celle d’une Internationale Communiste, laquelle se revendiquait de la diversité des formes de cultures. Et l’on peut avancer sans grand risque de se tromper que sa ligne ne s’est jamais écartée d’une conception chère à Marx et Engels : « La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie ». Staline exposait la même idée dans Le marxisme et la question nationale, texte fondamental pour les anticolonialistes marxistes du début des années cinquante : la culture commune à l’humanité serait « prolétarienne par son contenu, nationale par sa forme », la culture prolétarienne donnant un contenu à la culture nationale. C’est ce que Pol Pot appelait la « conscience prolétarienne patriotique » [i]. En deçà de cette ligne, la traditionnelle méfiance cambodgienne vis-à-vis du Vietnam ne manqua pas d’être ravivée par l’expérience heurtée des relations entre les deux partis. La République Démocratique puis Socialiste du Vietnam faisait figure de puissance tout à la fois protectrice, condescendante, concurrente, et divergente idéologiquement. De plus, l’augmentation des troubles dans le pays à partir de la fin de l’année 1976 réactiva la crainte de la subversion étrangère et aboutit à une violence intense des gardes-frontières contre des soldats vietnamiens.

Si nous considérons approprié de donner aux dirigeants du K.D. le qualificatif de « communistes », c’est que les textes communistes laissent une interprétation très ouverte en matière de collectivisation, et qu’il n’est guère de doute que la détermination des chefs du P.C.K. à faire aboutir leur révolution socialiste dans les plus brefs délais surpassait celle des autres partis communistes au pouvoir au XXe siècle. Nul autre pays que le Kampuchéa révolutionnaire n’a procédé à une telle réduction de ses membres en hommes, ou, si l’on préfère, en « bras » ou en « robots » aussi moralement et physiquement collectivisés et égalisés. Là où d’autres Partis-Etats n’avaient cherché que la suppression des inégalités de classe, le P.C.K. visa à l’égalitarisme le plus poussé dans la participation à la production et les rations alimentaires, malgré des écarts de conduite et le fait que les hauts responsables du Parti préféraient manger séparément par vigilance révolutionnaire.

Les dirigeants considéraient que la « véritable » démocratie (« on aimait beaucoup le mot "véritable" dans la révolution khmère » écrivait Laurence Picq qui travaillait à Phnom Penh [ii] ) devait « rassembler » le plus grand nombre de personnes y compris les citadins, qui, rééduqués loin de leur milieu corrompu et « individualiste », devaient servir de forces « tactiques ». Mais une fois la victoire acquise, le rassemblement du plus grand nombre en faveur de l’indépendance et de l’égalité derrière la magique figure du prince Sihanouk, n’appartenait plus au domaine de la tactique pour certains militaires. Et des mots d’ordre tels que « vraie démocratie », « pouvoir au peuple », ou « ni riches ni pauvres », qui s’étaient quelquefois concrétisés au début des années soixante-dix, perdirent bien souvent leur sens pour l’ensemble de la population.

Mais Pol Pot et ses fidèles étaient-ils de véritables marxistes puisqu’ils n’ont pu réaliser le dépérissement de l’Etat, source éternelle de subordination ? Ce n’était pas faute de l’avoir envisagé [iii], et l’on reconnaîtra qu’il est difficile à un pays socialiste de mettre totalement fin à l’ « encerclement capitaliste » en quatre ans, prétexte au maintien d’un Etat. Bien entendu, il n’a pas été mis fin au Capital, c’est-à-dire à la concentration des moyens de production entre les mains d’un petit nombre, ce qui, selon Marx et Engels, était le préalable à la disparition de l’Etat. Mais le programme économique du Manifeste du Parti communiste n’excluait pas lui-même une direction d’Etat chargée d’accumuler et de distribuer la production, et n’était donc pas à l’abri d’imprécisions pratiques. De plus, comme le reconnaissait Lénine, les hommes n’agissent pas immédiatement avec l’idée d’être récompensés selon leurs besoins et non selon leur travail. Les communistes trouvent donc des justifications au recours aux vieilles structures de l’Etat.

En attendant que l’homme soit entièrement rééduqué, et que son action soit toute tendue vers la collectivité, le P.C.K. a donc réussi à imposer un communisme que l’on peut considérer comme incomplet et encore détaché des intérêts des masses, même s’il a aboli la propriété, l’argent, le salariat, l’autorité parentale, et mis en place une vie communautaire de plus en plus étendue y compris dans le logement. Il a engendré la fin de la division « aliénante » du travail, et la fin du principe inégalitaire « à chacun selon son travail », dès lors que l’Etat pourvoyait aux besoins de chacun par tranches d’âges. Il a si l’on peut dire mené l’appropriation des outils de travail par les ouvriers (les outils étaient parfois possédés par un large groupe, au nom de l’égalité de traitement, et d’autres fois gardés par chacun afin de les avoir sur soi comme les soldats leurs fusils), mais pas l’appropriation des moyens de production, car les travailleurs n’avaient aucune prise sur le capital. Il n’a pas aboli l’exploitation de l’homme par l’homme, non seulement parce que l’Etat ne fut pas aboli, mais aussi parce que tant que le but lointain ne perçait pas au bout de la phase transitoire, il restait nécessaire de prévenir et de sanctionner toute mauvaise utilisation de la liberté qui porterait atteinte à la collectivité, et de châtier de manière dissuasive les tentatives de fuite ou de révolte. Il n’est certes pas possible d’abolir les appétits égoïstes et les frictions mais le pouvoir donné aux égalisateurs, quel que soit leur honnêteté et leur rigueur morale, a constitué une grosse épine dans le pied d’égalité sur lequel tout le monde devait être mis. Pour réaliser ce type de communisme, il faut sans doute des dirigeants communistes d’une trempe et d’une foi idéologique que n’ébranlent ni le manque de spontanéité généré par le système, ni la chasse aux passions privées et à l’ego, ni les purges contre « l’ennemi de l’intérieur ».

La révolution d’avril 1975 ne se réduit pas seulement à sa face criminelle ou déviante. Révolution éclair et sans précédent, moins grossière et insaisissable qu’il n’en a été fait état, elle daubait la Chine ou la Corée du Nord qui persistaient dans le culte de la personnalité et les repas individuels et familiaux ; elle abandonna ou s’efforça de vider du paysage tous les lieux symbolisant l’inégalité (villes, places de marché, réserves de monnaie, et, vers la fin, les maisons familiales) ; elle planifia de développer une économie qui pourvoirait aux besoins de tous et se contenterait d’échanges productifs avec l’étranger, elle souhaita créer une communauté harmonieuse où les traits néfastes de l’individualisme laisseraient place au sentiment de l’intérêt général et à l’esprit d’économie et de sacrifice personnels. Pour preuve de la volonté absolue de changer la société, citons un échantillon du journal interne du Parti, en décembre-janvier 1977-78 : « Dans notre société, il n’existe pas d’autres rapports de production que les rapports de production collectivistes et socialistes. La superstructure qui était un instrument ou un moyen aux mains des différentes classes oppressives et en particulier de la bourgeoisie, a été violemment et complètement renversée et dissoute, et est de plus en plus profondément enterrée : les marchés ne reviendront pas. Ni non plus la monnaie, les salaires. Il n’y a pas non plus de rangs et ils ne reviendront pas (...) nous ne cessons d’aller de l’avant » [iv].

La révolution cambodgienne était prétendument la seule à être « propre », par contraste avec le régime « pourri » de Lon Nol . La « clique » de ce « super-traître » avait laissé se répandre dans la capitale, la « culture pourrie » de l’impérialisme U.S., le vol, les « pratiques corrompues », le hooliganisme, les jeux d’argent, le chanvre, l’opium, une « saleté indicible », des « quartiers grouillant de prostitution », et avait « dépravé » les villes en rendant les hommes semblables au beau sexe avec la mode des cheveux longs et des « vêtements bizarres » (le ministre Long Boreth en donnait même l’inconvenant exemple). Le nouveau Kampuchéa prétendait avoir « libéré » la population du chômage, de la violence, de la peur, du vol, de la saleté, de la pourriture [v]. Les cadres ne devaient pas se laisser séduire par les sirènes qui voulaient « redescendre le chemin vers l’égocentrisme » [vi] . Au ministère des Affaires Etrangères, les membres ou instructeurs du P.C. du Kampuchéa disaient agir  « au nom de la pureté. Il faut éradiquer le mal totalement. Une seule mauvaise graine peut donner un champ de mauvaise herbe » [vii]. Au niveau local, les cadres accusaient les mauvais éléments de « souiller » la communauté [viii] . A la suite de Mao, Pol Pot entendait débusquer les quelques « microbes » (merok) qui rendaient le Parti malade (décembre 1976) ou attaquer et éliminer les « poisons ennemis » (mai-juin 1978) [ix] . D’après les principes fondamentaux du Parti inscrits dans les Statuts de janvier 1976, les « maladies » contre lesquelles le Parti était résolument opposé étaient « l’individualisme, l’autoritarisme, le militarisme, le carriérisme, le bureaucratisme » [x]. Pour Pol Pot, chaque coopérative constituait une petite société collective, « égale, harmonieuse, saine », une « toute nouvelle communauté où toutes les sortes de cultures dépravées et de tares sociales avaient été éliminées » [xi] .

Le pays était en train de vivre un « changement stupéfiant », une « expérience révolutionnaire sans précédent » [xii] qui ne pouvait probablement se permettre d’échouer à mi-chemin, comme d’autres. Il ne suffisait pas de nationaliser et de planifier. Il fallait niveler la société, supprimer l’argent, la division du travail, le salariat, l’antagonisme entre les villes et la campagne, et accroître la vigilance révolutionnaire contre les opposants à ce projet. Toutes les scories d’un passé formé de comportements, de penchants, d’intérêts et de sentiments individualistes, féodaux, capitalistes, bourgeois ou petit-bourgeois devaient être fondues et laminées pour « forger » des hommes nouveaux. Dans la forme, le P.C.K. souhaitait comme Hô Chi Minh, que l’individu ne se place pas au-dessus de l’organisation ou en dehors de la discipline mais développe un sens élevé de « responsabilité vis-à-vis de la révolution », « du Parti », ou « du peuple », voire un sens de la « responsabilité individuelle » [xiii] dans l’étude et le travail, afin que chacun soit fort personnellement et contribue plus efficacement à la direction collective (« la collectivité décide, l’individu est responsable de l’application de la décision » – Samouhpheap samrach bokkol totuol phdom, disait le slogan [xiv]).

En dehors des aspects répressifs, ce qui fut réalisé par la révolution d’avril se rapproche plus qu’aucune autre expérience, des modèles utopistes de sociétés collectivistes, où la fin des contradictions et la grandeur commune devaient résulter des suppressions de la propriété privée, de la vie familiale, de l’argent, de l’égoïsme et de la liberté d’agir ou de se déplacer à de grandes distances. Hormis les cadres et certains « anciens », tous prenaient leurs repas en commun sur le lieu de travail ou dans des réfectoires, recevant des portions selon la tranche d’âge à laquelle ils appartenaient. L’apparence humaine était standardisée, l’esprit de famille combattu, les logements rendus communs pour les enfants séparés des parents (en 1977), ainsi que pour les ouvriers, les soldats, les travailleurs mobiles, les célibataires, et certaines familles [xv] , mais il y fut mis fin pour les cadres des villes à partir de 1978 [xvi]). Les déplacements étaient réglementés entre chaque village ou coopérative, les transferts de production strictement surveillés entre coopératives-villages ou coopératives-communes, le produit du travail confisqué par la communauté et peu redistribué, la division du travail abolie au profit du roulement dans les tâches, les attitudes individualistes réprimées, l’expression des sentiments et de l’indulgence étouffés, les relations de couple strictement réduites à leur fonction reproductrice. La propriété privée était complètement supprimée à l’exception de ces biens usuels constants : pyjama noir (ou d’autres couleurs en 1978), krâma, bol, cuillère, parfois une moustiquaire, et une théière par foyer. Les expressions de la possession individuelle et de la personnalité (« je » « mon », « mien ») étaient presque bannis en haut lieu. Tout cela au prétexte d’une libération.

Il n’était pas jusqu’aux compétences qui devaient rester cachées. Nul ne pouvait revendiquer le moindre statut en raison de son savoir, ni le moindre rang dans l’armée pour une autre raison que l’ancienneté dans le mouvement. Même si la primauté des décisions idéologiques, du volontarisme et de la conscience politique sur les compétences professionnelles et techniques rappelle certaines pages de Lénine et certains discours de Mao, dans le cas du K.D., seule une infime partie de l’élite fut utilisée pour ses talents et ses capacités, pour un laps de temps qui plus est limité, au début du régime – afin de former la nouvelle génération –, et à la fin – lorsque l’on reconstituait l’union nationale face à l’ennemi. Utiliser les techniciens de l’ancien régime, aurait, selon le journal du Parti d’août 1976, engendré « beaucoup de complications politiques ». En accord avec l’idée communiste de la « puissance créatrice » des masses « mobilisées », multipliée par la « force créatrice du marxisme-léninisme », et en accord relatif avec l’idée maoïste consistant à « laisser agir les masses », le P.C.K. misa sur « l’esprit de créativité » ou « d’initiative » de la population de « base », ce qui, dans l’immense majorité des cas, se réduisait à bricoler avec les moyens matériels disponibles pour améliorer la production [xvii] .

Renverser les rapports de force et d’influence de la société et reformer la conscience d’un peuple : ce mode de pensée porté par des athées [xviii] a pu attirer des bonzes opposés à la corruption par quête de vertu. Cependant, les communistes cambodgiens, partant de la lutte contre l’impérialisme en Extrême-Orient, s’étaient inspirés d’idées occidentales révolutionnaires et étaient convaincus du pouvoir émancipateur de la connaissance – à la différence d’un bouddhisme mystique. Ces idées, parce qu’elles sont minoritaires, sont souvent présentées comme extrêmes parce qu’elles considèrent qu’à une situation bloquée qui fait le jeu des plus forts, des plus riches, et des plus actifs à influencer les hommes politiques – y compris dans un système « démocratique » censé être fondé sur des choix majoritaires – doit être proposé une alternative révolutionnaire passant par l’action plutôt que par l’élection. Puisque c’est la concentration du Capital qui agit pour dépolitiser les masses, la solution envisagée est de mettre en commun les biens terrestres. Cette idée est apparue ailleurs qu’en Occident, mais dans le cas des communistes cambodgiens, la répudiation d’une société inégalitaire minée par divers abus de pouvoirs politiques ou économiques était alimentée par les critiques de Jean-Jacques Rousseau, de Gracchus Babeuf, de Karl Marx, de Lénine, de Staline et de Mao, qui elles-mêmes trouvaient un appui dans les réflexions de Platon, le premier penseur à avoir cru en une essence « unique » du Bien qu’un Roi philosophe serait chargé d’apporter à la société. Quant aux moyens retenus par ces Cambodgiens, ce furent ceux de Lénine et non ceux de Rosa Luxembourg .

Un des présupposés philosophico-politiques qu’ils ont hérités a été de penser que l’intérêt public, et surtout l’intérêt national, devait se substituer aux intérêts privés immédiats. Un autre, de croire à l’existence d’une condition égalitaire originelle de l’homme, dépourvue de toute propriété, plus qu’en l’existence de droits naturels. Le présupposé d’un état de vertu et de désintéressement total enraciné dans la nature est au fondement des visions anthropologiques platonicienne et rousseauiste, avec à leur suite le saint-simonisme, le fouriérisme, et le communisme. Khieu Samphan avait reconnu, lorsque nous le rencontrâmes, avoir retenu de Rousseau « son idée que l’homme est né égal et bon, et que c’est la société qui le corrompt ». Dans cette logique, la plupart des hommes ne sont pas censés être réticents à la perte de la propriété  et au partage des biens de ce monde ; il suffit qu’ils soient guidés vers cet état de grâce égalitaire après des siècles d’errements de l’espèce humaine. Pol Pot voulait que « la conscience prolétarienne patriotique et l’internationalisme prolétarien » finissent par « transformer la nature du peuple en quelque chose de nouveau » [xix] . L’homme, une fois remis au même niveau que ses congénères était censé éliminer progressivement en lui tout vice. Et si le travail était trop dur et sa récompense trop faible, il devait « se tremper » et se satisfaire malgré tout de la situation d’égalité offerte par la société. La clef de la réussite réside alors essentiellement dans la manière dont les masses sont guidées vers cette idée de partage. Suffit-il alors de renverser les lois et de rééduquer en masse ? Lénine, repris par Staline, estimait que la rééducation des petits-bourgeois et même des ouvriers ne se ferait pas par l’« injonction de la Sainte-Vierge ».

Alors que les penseurs libéraux trouvent des justifications utilitaristes à certains vices humains [xx] et rejettent l’option révolutionnaire, bon nombre de socialistes et de communistes, animés d’un humanisme fervent qui les conduit à vouloir créer un état de bonté sans faille, admettent la nécessité d’employer des moyens coercitifs qu’ils estiment à la hauteur de ce but, le temps qu’il faut, pour juguler les vieilles mentalités. Ce mode de pensée perce chez l’un des premiers auteurs occidentaux à envisager une société collectiviste rigide, Platon, qui faisait d’abord dire à Socrate que nul n’était méchant volontairement mais éprouvait la nécessité d’instituer une caste de militaires. Dans Le Prince, Morelly voulait rendre « les hommes heureux et bons », et « se garantir de leur malice », au moyen du « vrai Despotisme » celui d’un « Prince chéri de ses sujets » bien qu’absolu car il leur annoncerait  « toujours qu’il veut leur bien » [xxi]. Jean-Jacques Rousseau commençait par établir, dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, que l’homme était né bon et n’avait été corrompu que par la société, et par inviter dans l’Emile les professeurs à arracher leurs élèves à la société – avant de tempérer cette idée – pour finir par viser dans Le Contrat Social à transformer la nature humaine en reconstruisant une société où l’homme serait « forcé » d’être libre. Au nom de la vertu et de la morale du plus grand monde, Saint-Just, Marat, ou Chalier, auxquels Michelet a prêté une « furie de la pitié » ou une « pitié meurtrière », légitimèrent la Terreur contre les factions traîtres à la Patrie [xxii]. Gracchus Babeuf croyait en l’innocence et la bonté naturelle du peuple, et en la possibilité de parvenir à la sainte égalité via l’encadrement du peuple par des éducateurs vertueux. Après avoir condamné la guerre contre la Vendée, il ne trouvait pas contradictoire de prévoir, dans un projet de décret de police, l’établissement de « camps destinés à maintenir la tranquillité, protéger les républicains et favoriser la réforme » en prenant la précaution d’ajouter qu’ils seraient « dissous aussitôt que les nouvelles lois [seraient] paisiblement exécutées » [xxiii] . Lénine prévoyait qu’au terme de la révolution, la foule serait suffisamment disciplinée pour que la police n’ait plus de raison d’être et que les serrures aux portes finissent par disparaître. Avant cela, il fallait créer la Tchéka, une redoutable police politique. Hô Chi Minh semblait moins exalté : Il estimait que « chaque personne a[vait] du bon et du mauvais dans son cœur. Nous devons faire en sorte que la part bonne s’épanouisse comme une fleur de printemps et que la part mauvaise disparaisse progressivement, c’est là l’attitude des révolutionnaires ». Aussi transposa-t-il au XXe siècle, selon un biographe, « l’idée fort ancienne [exprimée notamment par le confucianiste Xunzi] et transculturelle d’un souverain et/ou d’une élite qui exerce le pouvoir pour civiliser le peuple tout en étant bienveillant envers lui » [xxiv].

Le problème ne vient pas tant de ce que les communistes considèrent que les hommes issus des masses soient plus compétents que les autres, ou plus honnêtes – on connaît les considérations de Lénine ou de Rosa Luxembourg sur le lumpenproletariat encanaillé par la corruption de la société bourgeoise. Ni non plus de ce qu’ils leur inculquent la faiblesse de croire qu’ils ont mérité de prendre leur revanche. Mais de ce qu’ils considèrent dans un premier temps que l’ennemi, cramponné à ses vieilles habitudes, peut résider dans le « cœur de chacun » (Hô Chi Minh) ou « dans la chair et le sang du Parti » (Pol Pot, Khieu Samphan). Leur vision « objective » a beau être qu’après l’écrasement des contre-révolutionnaires et la rééducation du peuple, les mauvais éléments ne finiront plus par constituer en son sein qu’une « poignée » au milieu d’une masse fidèle et honnête, la chasse à l’ennemi saboteur de l’élan prodigieux et le recours à la punition contre l’hésitant, le retardataire ou celui qui exprime des scrupules au sujet des exclusions et des arrestations, finit par amorcer une dangereuse spirale de mécontentement et d’opposition – même sourde – qui accroît sans cesse le nombre d’ennemis à éliminer dans le court terme. Or la situation risque de déraper lorsqu’on légitime publiquement le viol du droit à la vie à l’encontre d’une « poignée de traîtres » qui « cherchent à assassiner leur propre nation, leur propre peuple et leur propre révolution » (note à l’O.N.U. du gouvernement du K.D. en 1979) [xxv]. Les réfractaires au nouvel ordre assimilés à des ennemis, devaient, selon une expression empruntée à Marx et Mao, être « balayés » « nettoyés » lors des purges dans la lignée des purges soviétiques (le terme russe pour « purge », tchistka, signifie « nettoyage », « épuration ») : bâh sâm-at, « balayer-nettoyer », était un vocable particulièrement usité dans les rapports internes à divers niveaux de l’Organisation, pour signifier la mise à l’écart, ou, surtout après la fin de 1976, l’élimination. Un autre terme, « écraser » (kâmtech), avait moins d’ambiguïté lorsqu’il s’agissait de personnes [xxvi] . Tout cela au nom d’une quête absolue et illusoire du bonheur imposé de très haut, et au nom d’un ordre parfait où toute une population devait obéir au doigt et à l’œil à l’Etat. On ne considère sans doute pas assez, remarquait un philosophe, que « la vraie unité, d’ailleurs, non plus que la liberté véritable, n’est pas dans la simplicité, mais dans l’harmonie », « l’harmonie des différences, c’est-à-dire l’inégalité ordonnée suivant la justice et la raison, au lieu d’un tyrannique et injuste nivellement » [xxvii]. Lorsque les décisions sont centralisées au lieu d’être concertées, même s’il s’agit d’aider les hommes en les encadrant, la vie communautaire n’est plus qu’une notion vide de sens et contribue moins à résoudre les conflits et les problèmes ou à élever les consciences, qu’à créer de nouvelles tensions et de nouvelles tutelles étouffantes. Tenter d’abolir la domination ancienne n’aurait rien eu de répréhensible s’il avait été permis à la population de s’émanciper du nouveau pouvoir.

Le court terme nécessitait que la guérilla préserve sa victoire par la construction d’un corps de défense national. Par ailleurs, l’organisation économique et le mode de vie et de pensée recherchés au nom du bonheur commun planifié d’en haut, atteignit un degré record de collectivisme en un temps extrêmement court. Cette volonté exprimée de voir l’Etat s’insérer dans les moindres recoins de la société et renverser l’idée même de la propriété privée, permet d’inscrire le « Kampuchéa révolutionnaire » dans la cohorte des Etats à expansion totalitaire, et ce malgré l’absence du culte infantilisant de la personnalité, marque de reconnaissance de ce type de régime. Ces objectifs prirent de vitesse la volonté populaire. Seule une partie de la paysannerie avait fait l’expérience d’une révolution sociale durant quelques mois ou quelques années. La moitié de la paysannerie avait fui dans les villes entre 1970 et 1975. Il leur fallait s’adapter à un nouveau mode de production. De plus, la rapidité de l’encadrement fit que nombre de représentants du pouvoir, ni forcément élus, ni forcément filtrés politiquement, ou alors promus à la hâte sans autre qualification que leur fidélité politique, exerçaient leur justice de manière défaillante, au-dessus des masses, au lieu que celle-ci en soit l’expression, certes imparfaite dans un premier temps, mais vivante et active. Nombre de cadres s’accommodaient d’une léthargie globale des consciences, héritée d’un ancien régime qui comptait 40 % d’illettrés avant 1970 [xxviii], pour accentuer leur pouvoir et faire comme bon leur semblait. Ils préféraient donner des leçons plutôt que d’éduquer, s’accommoder d’une routine incompétente plutôt que de prendre trop d’initiatives. Et sans doute fuyaient-ils encore plus leurs responsabilités que les fonctionnaires de la bureaucratie sihanoukiste, de peur de s’écarter d’une partie du plan et d’être exclus ou éliminés.

Concrètement, les secrétaires du Parti restreignirent fortement l’individualité matérielle et spirituelle et le résultat global fut l’esclavage économique et l’engourdissement des capacités et des cerveaux. Les travailleurs, dépossédés des moyens de production par une fausse collectivité servant d’instrument à un pouvoir central national ou à de misérables intérêts personnels, n’étaient pas maîtres de leurs conditions de travail. Afin que personne ne puisse surpasser son semblable en raison de son indépendance, tout le produit du travail devait être capté par un seul organisme qui en assurait théoriquement la distribution. Les mécanismes de critique et d’autocritique ne permettaient pas aux groupes de travailleurs de résoudre les problèmes fondamentaux.



[i] Manifeste du Parti Communiste, éditions sociales, 1966, p.50. Staline, Le marxisme et la question nationale, éditions liberté, Alger, 1946, p.22. Chandler, Kiernan, et Boua, Pol Pot Plans The Future, p.202.

[ii] Témoignage dactylographié de Laurence Picq, p.95.

[iii] Voir nos sous-chapitres Egalitarisme, et De la lutte contre les accapareurs à la suppression de la monnaie.

[iv] Revolutionary Flag, Dec.-Jan. 1977-1978, traduction de Heder, pp.20-1 (original p.26-8). 

[v] Summary of World Broadcasts, Part 3, Far East, BBC, Phnom Penh home service, 13, 15-16 mai 1975, 24 et 28 juin 1975, 4 et 8 juillet 1975. 29 avril 1978 : des journalistes yougoslaves s’étaient vus dire par des officiels qu’avant 1975 la prostitution était une « branche de l’économie ».

[vi] Egocentrisme ou  « privatisme » ou « chacun pour soi » selon les traductions possibles de suontuoniyum (Revolutionary Flag, Dec.-Jan. 1977-78, p.22).

[vii] Témoignage dactylographié de L. Picq, p.221. Version courte, Au-delà du Ciel, p.102.

[viii] Pin Yathay, op. cit.., p.301. Ida Simon-Barouh et Yi Tan Kim Pho, op. cit., p.126. 

[ix] Le terme microbe revient à plusieurs reprises dans ce discours. Cf. David Chandler, Pol Pot, frère Numéro Un, Plon, 1993, p.212. Pour une longue citation, Chandler, Kiernan, et Boua, Pol Pot Plans The Future, pp.183-185 ou David Chandler

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