Comment aborder les témoignages pour entretenir la mémoire sur le régime « khmer rouge » ? (pp.301-308 du livre Le Kampuchéa...)

Publié le par Sacha Sher


Peu de chercheurs, en France, ont voulu examiner profondément les conditions de vie des habitants du Kampuchéa pendant la révolution ou la tentative de révolution cambodgienne de 1975-1978, tant ce sujet est propice à l’exacerbation des passions. Tout porte à croire que les a priori politiques ont joué, et que lorsqu’on a des liens privilégiés avec la communauté cambodgienne, notamment celle de l’exil, on ne se risque pas à un travail de critique historique poussé qui risquerait d’être mal vu. François Ponchaud , qui avait été le premier à mener une enquête et se voyait parfois reproché d’être partisan des « Khmers rouges » par des réfugiés à qui il posait trop de questions [i], n’a pas poursuivi après 1979. Parmi les travaux de Cambodgiens de France, nous ne connaissons qu’une étude d’Ang Choulean, de 1984, « le régime khmer rouge », qui, pour intéressante qu’elle est, n’en est pas moins imprécise quant aux sources et fortement teintée par l’historiographie tendancieuse de la République Populaire du Kampuchéa [ii] . Depuis, en dehors de l’ouvrage de Marie-Alexandrine Martin, Le mal cambodgien, (1989), on se contente de donner la parole aux rescapés sans faire l’effort nécessaire de trier les sources avec méthode, réserve, distance et objectivité.

Or, l’historien, confronté à une masse de sources dont la valeur est inégale, doit déterminer dans quelles conditions ont été élaborés les documents, et de quelle manière ont été recueillis les témoignages. Un témoin peut se tromper, manquer de sens autocritique ou mentir. La recherche historique requiert donc une certaine défiance, un doute méthodique [iii] que nous appliquerons ici à une première réflexion sur les témoignages diffusés dans les lieux publics en France.

Commençons par ce qu’ont produit les journalistes. L’historien du « Kampuchéa Démocratique » (K.D.) prendra les plus grandes précautions avant d’utiliser l’ouvrage de John Barron et Anthony Paul largement diffusé bien que rapidement écrit, Un peuple assassiné. Ces deux américains furent introduits dans quatre camps de réfugiés par un représentant du ministère thaïlandais de l’Intérieur, à une époque où la Thaïlande avait intérêt à noircir l’image de son voisin communiste. Les journalistes écrivaient qu’« à chaque fois » ils s’étaient adressés au chef du camp pour dresser une liste des réfugiés qui leur « paraissaient particulièrement prometteurs sur le plan des renseignements » [iv]. On imagine donc le genre d’histoires qu’ils ont voulu retenir ou croire…

Dans la presse française, on privilégiera les articles des années soixante-dix réalisés avec un certain nombre de précautions par Patrice de Beer  ou Roland-Pierre Paringaux pour le journal Le Monde, plutôt que des articles ultérieurs qui procèdent par clichés et par généralisation à partir d’anecdotes, faute de vue d’ensemble et de sens critique.

Il est significatif de constater que la presse à grand tirage ignora totalement les études méthodiques de Marie-Alexandrine Martin  parues dans Etudes rurales de 1981 à 1986. Son livre Le mal cambodgien est autrement plus riche en informations que celui du père Ponchaud. On ne connaît généralement pas non plus les témoignages réunis dans ASEMI, vol. XIII, 1982, Cambodge I, pp.183-210 (APSARA, « Les enfants du Kampuchéa Démocratique », LY Den, « La médecine des cadres Khmers rouges », LENG Vuoch Eng, « Les soins dispensés à la population sous les Khmers rouges »).

On doit à Michael Vickery l’ouvrage d’ensemble sur les conditions de vie pendant la révolution ou la tentative de révolution au Kampuchéa, qui, le premier, a réuni les conditions attendues d’un travail scientifique : Cambodia 1975-1982 (Boston, South End Press, 1984, réédition 1999 chez Silkworm Books, Chiang Mai). Même si l’on peut diverger sur son analyse de la nature du régime – une révolte paysanne sans véritable caractère communiste –, on ne peut que constater qu’il fut le premier à publier les résultats d’une enquête assez longue, menée d’avril à septembre 1980, auprès de réfugiés venus de plusieurs régions (ce qui le distingue du père Ponchaud avec son livre de 1976), sans traducteur ni intermédiaire des autorités thaïlandaises. Connaisseur du Cambodge depuis le début des années soixante, Vickery prenait soin d’exposer en détail la façon dont il avait approché ces réfugiés, d’anciennes connaissances parfois, alors qu’il travaillait pour un programme d’éducation de l’International Rescue Committee, dans les camps de Khao I Dang et de Sakeo, tenus par les militaires thaïlandais. Les informations recueillies contrastaient avec celles d’autres journalistes ou auteurs de livres, si bien qu’il lui était impossible de reconstituer une vision en bloc de la réalité. Ben Kiernan, qui a publié nombre de témoignages dans Le génocide au Cambodge, a remarqué que Michael Vickery n’avait pas interrogé un seul paysan. Vickery indiquait lui-même qu’étant donné les circonstances dans lesquelles il mena son enquête (dans les camps de Thaïlande, après que les partisans les plus fidèles du K.D. aient quitté le camp de Sakeo, en juin 1980), l’échantillon de réfugiés interrogés était aussi peu représentatif socialement que d’autres. Il y figurait avant tout des membres de la classe moyenne urbaine. La différence avec les autres enquêtes tenait, écrivait-il, dans sa façon de réaliser ses entretiens.

L’idéal serait de disposer de témoignages recueillis par plusieurs chercheurs spécialistes du Cambodge. C’est chose rare : on a celui de Peang Sophi, un ouvrier de Battambang parti en janvier 1976, qui fut écouté par David Chandler, Ben Kiernan et Muy Hong Lim (cf. The Early Phases of Liberation in Northwestern Cambodia : Conversations with Peang Sophi, Working Papers, n°10, Monash University, Melbourne, 1976, 11 p., rééd. Clayton Victoria, 1996). Des témoignages assez précis ont aussi été recueillis par Ben Kiernan et Chanthou Boua, qui l’aidait dans les traductions, dans Peasants and Politics in Kampuchea, 1942-1981, W.E. Sharpe, NY, 1982, pp.318-362. Un témoignage nous a particulièrement frappé par sa précision, celui, recueilli en 1986 par l’ethnologue Ida Simon-Barouh, de Yi Tan Kim Pho, sage-femme de vingt-quatre ans déplacée au Nord-Ouest dans le secteur 4, à Kabal Say, puis au Sud de Battambang, à Anlong Trach près de Pursat dans les Phnom Kravang. Pho distingue généralement ce qu’elle a vu de ce qu’elle a entendu, même si elle ne nous apprend pas grand chose sur les questions idéologiques (Le Cambodge des Khmers rouges, chronique de la vie quotidienne, l’Harmattan, 1990).

On en vient d’ailleurs à considérer, en faisant œuvre d’histoire, qu’ « il n’y a pas de bon témoin », comme l’affirmait l’historien de l’époque médiévale Marc Bloch. Selon lui, la question délicate à se poser était : « sur quels points un témoin sincère et qui pense dire vrai mérite-t-il d’être cru ? » [v].

Même si un témoin a assisté à un événement, il n’aura pas noté ses impressions sur le vif d’une manière méthodique. Il comblera ses lacunes par des détails venus d’ailleurs. De plus, chaque témoin traîne derrière lui un passé, des a priori, des buts, des sentiments d’appartenance à un groupe, de la vanité parfois, ou des complexes de supériorité vis-à-vis d’autres personnes. Il n’est jamais complètement neutre. La perception de la réalité ou la façon d’en rendre compte variera beaucoup d’un témoignage à un autre et selon les circonstances dans lesquelles il aura été recueilli.

Avant d’étudier le passé, il est instructif d’observer le présent. Un homme et une femme qui entament une procédure de divorce donneront deux versions presque opposées de leurs différends. De même pour deux collègues d’entreprise en froid à qui l’on a demandé de parler de leurs problèmes mutuels à un médiateur. C’est en matière de justice pénale que l’historien relèvera les quelques précautions élémentaires dont il devra se munir pour approcher la vérité. On gagne beaucoup à assister à un procès de cour d’assises, où les témoins sont amenés à la barre pour que les différentes versions soient confrontées. Presque toujours, les témoins présentent un récit qui les arrange, ne serait-ce que sur des points de détail. Ils n’ont pas de regard extérieur par rapport à ce qu’ils disent, et sont parfois déroutés lorsqu’on leur présente des éléments matériels qui vont à l’encontre de leur vision. L’historien, comme le juge, devra donc considérer toute affirmation comme une supposition méritant d’être vérifiée, sans se laisser convaincre par « l’accent de vérité » d’un récit, car un bon orateur qui ment peut sembler plus sincère qu’une personne hésitante qui dit vrai. Des personnes dont la perception était voilée par des drogues au moment des faits reprochés pourront paraître pleines d’aplomb et clairvoyantes devant les juges. Une chance pour ces derniers est que les témoins ont d’abord laissé une déposition auprès de la police. On leur demande alors les raisons pour lesquelles leurs déclarations ont varié depuis le procès-verbal établi par les fonctionnaires de police.

A force de raconter leur histoire, les personnes ont en effet tendance à en modifier des traits. C’est ce que Patrice de Beer (Le Monde, 8 novembre 1975) et le père Ponchaud avaient constaté : les réfugiés cambodgiens qui demeuraient dans les camps de réfugiés cédaient, au fil du temps, à la tendance à modifier leur récit. Quelle version doit-on alors privilégier ? La moins sensationnelle peut-être ? Pas forcément car des réfugiés interrogés dans des camps au milieu de membres du P.C.K. (Sakeo) ont pu craindre des représailles. Toutefois, les réfugiés qui confiaient plusieurs fois leurs problèmes à des Occidentaux venus faire un travail humanitaire pouvaient en rajouter pour mieux obtenir de l’aide. Même des années plus tard, des personnes prétendront avoir été incarcérées elles-mêmes ou avoir des proches incarcérés à Tuol Sleng (S-21), alors qu’il semble assez probable à Henri Locard qui a discuté avec quelques détenus officiellement rescapés, que ces derniers n’ont en réalité fait partie que du personnel technique, et ont été utilisés par les Vietnamiens pour servir leur propagande, par exemple pour alimenter l’idée d’un culte de la personnalité rendu à Pol Pot peu avant leur arrivée [vi]. Autre point à souligner : au cours d’un procès, on demande aux témoins quelles sont leurs relations avec l’accusé ou la victime, et s’ils parleront sans crainte. Les témoins qui font partie de la famille de l’accusé ou de la victime, ceux qui sont au service de l’accusé ou qui se sont constitués partie civile, ne sont pas tenus de prêter serment de dire la vérité. Comme ils parlent de leurs proches et devant leurs proches, ils ne sont pas complètement libres de tenir leurs propos. Le juge sait qu’ils ne pourront « dire toute la vérité rien que la vérité » et un spécialiste de critique testimoniale comme François Gorphe avait même recommandé en 1927 de supprimer ce serment pour tous les témoins.

Il apparaîtra maintenant aux yeux de tous que la majorité des journalistes ne s’embarrassent pas de telles subtilités. Ils interrogent les réfugiés au milieu d’autres personnes sans penser ou indiquer que le récit recueilli sera de la sorte écrasé par la présence du groupe. Il se pourra même que des journalistes interrogent à tour de rôle les membres d’un groupe, alors que la procédure judiciaire élémentaire requiert d’entendre chaque témoin séparément avant de confronter leurs paroles. A notre connaissance, seul le journaliste Patrice de Beer a eu l’honnêteté de rapporter qu’il avait interrogé des Cambodgiens au milieu d’une vingtaine de personnes (Le Monde du 18 septembre 1976). En 1975-1976, si l’on en croit un informateur anonyme, le père Bernard Venet, qui envoyait des récits au père Ponchaud depuis la Thaïlande, aurait interrogé « ses réfugiés en présence de dizaines d’autres réfugiés qui ont naturellement tendance à s’imprégner des histoires racontées devant eux, et à la [sic] ressortir quelque peu “enjolivées ” comme étant de leur cru » [vii]. Nous avons écrit un court message électronique au père Ponchaud à ce sujet, mais il n’a pas daigné nous répondre sur ce point (voir fin du document 10). Henri Locard , au cours de ses investigations de la première moitié des années quatre-vingt dix, n’a, en compagnie de son interprète, que rarement interrogé les témoins en privé, du fait notamment qu’ « il n’existe pas, à l’heure actuelle dans la campagne cambodgienne, un sens de la vie privé comme en Occident » [viii]. Ce qui laisse fortement suggérer qu’il en a été de même pour d’autres enquêteurs.

Un autre fait intéressant en matière de pratique judiciaire est le reproche qui est formulé à l’encontre des témoignages de jeunes personnes. Celles-ci sont trop impressionnables. Des psychologues ont constaté que les enfants, plus que les adultes, donnent des réponses différentes en fonction de la façon dont la question leur est posée. On peut leur suggérer plus facilement des réponses parce qu’ils ont peur ou parce que leur volonté n’est pas suffisamment affirmée. Ainsi des enfants ont-ils été amenés à accuser quelqu’un sous l’influence de leur mère qui en voulait à cette personne, et un professeur est-il parvenu, en jouant de son autorité, à faire progressivement confirmer et décrire par des élèves qu’il avait eu une altercation avec un homme dans la cour de récréation, alors même qu’aucun homme ne s’était trouvé dans la cour. Selon les psychologues, c’est vers l’âge de douze-quinze ans que le jugement humain devient plus sûr. On ne saurait donc dire, selon la formule aimablement provocatrice, que « la vérité sort de la bouche des enfants », même s’il semble qu’à partir de quinze ans, un garçon puise faire preuve d’un bon sens de l’observation. Et encore cela varie-t-il en fonction du niveau d’éducation, de la psychologie, ou des conditions de vie de chaque individu [ix]. Le témoignage enfantin pose donc de nombreux problèmes. Or on ne peut que constater que sur le Kampuchéa, nombre d’éditeurs les proposent, presque toujours co-écrits plus de cinq ou vingt ans après les événements, avec l’aide de leur mère ou d’un professionnel de la plume. On compile les témoignages d’enfants comme l’effectue Dith Pran. La logique de tout cela est évidemment financière. La dernière publication en date, traduite de l’américain et publiée au Seuil en 2002, est celle d’une citadine âgée de cinq ans en 1975, Ung Loung, actuellement membre active de l’O.N.G. Campaign for a Free-Mine World, et qui remercie plusieurs personnes dans sa préface pour l’avoir aidé dans la relecture et la rédaction de son récit. Après un rapide coup d’œil, son histoire paraît en fait assez plate malgré son titre à l’accroche morbide : « D’abord ils ont tué mon père ». Cinq ans en 1975. A cinq ans, la conscience de la réalité est une chose plutôt ténue (Pour notre part, à cinq ans, nous adorions raconter en longueur nos rêves – nous avons des enregistrements audio. A trois ans, notre petit frère affirmait voir en plein jour des vampires avec « des dents, des dents »). Avant même de commencer nos recherches, nous avions lu un témoignage éprouvant, Les Pierres crieront de Molyda Szymusziak. Cette enfant, âgée de douze ans en 1975, a été adoptée par une famille française. Passant à la télévision vers le milieu des années quatre-vingt pour promouvoir son livre, elle était encore presque incapable de parler français [x]. Si « son » témoignage comporte des éléments notables sur sa famille, on peut y remarquer beaucoup de sang, chose plutôt rare dans les témoignages d’adultes, les services de sécurité révolutionnaires sachant généralement être discrets. Signalons tout de même que des témoignages d’enfants ont été rigoureusement recueillis de bonne heure par Ben Kiernan et Chanthou Boua en 1979 (cf. Peasants and Politics in Kampuchea). Ils s’attardent en général sur les conditions de travail et leur séparation du reste de la famille.

Les récits d’adultes cultivés sont autrement plus précis, intéressants politiquement, et humainement instructifs. Mais ils peuvent être amputés pour accroître les ventes (le cas d’Au-delà du ciel de Laurence Picq) et ceux qui reconstituent le mieux la palette des comportements humains dans ces périodes où la pression psychologique était constante, parviennent difficilement à être publiés. Nous avons lu dernièrement un manuscrit de Ong Thong Hoeung, Illusions perdues, écrit au début des années quatre-vingts à l’aide d’un petit carnet de notes conservé dans le balluchon de sa femme (qui n’a été publié qu’en 2003 chez Buchet Chastel sous le titre J’ai cru aux Khmers rouges : retour sur une illusion). Cet intellectuel rééduqué de 1976 à 1978 dans plusieurs centres, usines et coopératives, retrace, dans un exercice rare de franchise, l’autocensure, les comportements opportunistes, le caractère plus ou moins dur des cadres, selon qu’ils avaient été habitués depuis longtemps à travailler avec des citadins ou pas, la nécessité, pour les chefs de groupes intellectuels, de jouer simplement leur rôle, sans oublier les cuisiniers qui trichaient et détournaient de la nourriture.

Le problème des témoignages est aussi le manque de renseignements qu’ils fournissent sur le contexte historique local. Prenons celui de Pin Yathay. Le district dans lequel il fut déplacé constitue, avec le recul, un microcosme que son histoire particulière rend peu représentatif du reste du Cambodge. La bourgade de Leach, au Sud-Ouest de Pursat, au pied de la montagne et à bonne distance des lacs, se trouvait dans une zone réputée pour être infestée par le paludisme. Dans les années quarante, l’Ouest de Pursat, jusqu’à Païlin en passant par Samlaut, Kranhung et Veal Veng, était fortement marqué par la présence de minorités Sâmrê ou Peâr restées esclaves du Royaume au moins jusqu’en 1898. Cette année-là, des Peârs de Kranhung s’étaient soulevés contre le tribut demandé par l’autorité siamoise. Dans les années soixante, les habitants de l’Ouest de Pursat étaient décrits comme des sauvages obligés par le manque d’opportunités de se livrer au travail infernal de mineur. Et en 1967, Kranhung était l’un des premiers foyers de rébellion communiste. Les villageois de cette zone pionnière avaient été exaspérés par la présence des nouveaux venus des villes [xi]. Bref, il y a manifestement dans cette région un contexte plus propice à la violence qu’ailleurs. Michael Vickery indiquait d’ailleurs que d’après ses entretiens, ce district avait probablement été l’un des pires sinon le pire de tout le K.D.

Soulignons, à propos de la question de la représentativité, que les premiers témoignages disponibles en Occident ainsi que l’immense majorité des témoignages publiés [xii] portent sur la région Nord-Ouest, une zone où la contestation contre la révolution s’était concentrée, où le nouveau régime enregistrait plus d’opposition en termes de classe, et où les demandes en rendement agricole étaient plus élevées qu’ailleurs. La quasi totalité des témoignages recueillis en 1976 par le père Ponchaud émanent de cette région. Les années suivantes, les témoignages de réfugiés offraient plus de diversité (lire Le Monde, 18-19 avril 1976, 7 et 8 septembre 1977, 22 décembre 1978, ou les extraits de communications de gouvernements occidentaux à l’ONU, datés en général de juillet 1978, et rassemblés par la Commission des droits de l’homme au début de 1979, E/CN.4/Sub.2/414/Add.1 à 10, ou l’on s’aperçoit que les conditions de vie au Nord étaient meilleures).

Cela étant dit, dans le seul Nord-Ouest, la situation ne manquait pas de varier d’un secteur à un autre. Ceci apparaît à la lecture de l’ouvrage Michael Vickery, des rapports du Comité du Parti du Nord-Ouest, ainsi que des témoignages. On sait par Kèn Khun (De la dictature des Khmers rouges à l’occupation vietnamienne, Cambodge, 1975-1979, l’Harmattan, 1994, ouvrage à la rédaction duquel Bernard Hamel a fourni son aide), professeur et ancien membre de l’Institut National de Khmérisation sous la République, qu’il existait un secteur exceptionnellement supportable au Sud de Battambang, à Vat Kor, sur lequel l’auteur, alors cuisinier pour sa section, s’étend d’ailleurs peu par rapport au reste de son expérience sous le  K.D. Ailleurs, au Sud ou au Nord-Ouest du Cambodge, les soldats et les cadres n’avaient pas commis d’atrocités. La fin de l’ouvrage laisse la place à des témoignages indirects à la valeur très inégale et souligne surtout les conséquences de la séparation des familles, alors que l’expérience précise de Khun montre qu’avant les déplacements, des familles séparées entre divers groupes de travail étaient regroupées, et que les « Khmers rouges » se montraient patients en attendant le retour d’un proche en retard avant de procéder au départ. Citons encore le témoignage d’un médecin rapporté par Anne Guillou. L’impression de Hin Kun Thuon était que c’était la « loterie ». Alors qu’il était parvenu à deux kilomètres au Nord de Pursat, à Po Veal, où les cadres « connaissaient la ville » et où le paludisme ne faisait pas de ravages, ceux qui avaient choisi Leach – où l’on sait que se trouvait Pin Yathay – ceux-là étaient, selon lui, « tous morts » [xiii]. Les survivants ne sont d’ailleurs pas rares à dire que là où ils étaient, la situation n’était pas aussi grave qu’ailleurs. Certaines zones étaient plus fertiles, plus poissonneuses et mieux approvisionnées que d’autres. Au-delà de l’image véhiculée d’une société de caste entre le « peuple nouveau » et le « peuple ancien », on peut lire qu’au bout d’un moment, certaines coopératives donnaient les mêmes rations à tout le monde, conformément à la ligne du Parti, et que les « anciens » n’eurent plus le droit de cultiver leur jardin potager (cf. Le génocide au Cambodge de Ben Kiernan, qui n’a pas de raisons de biaiser ses sources sur ce point comme il a l’occasion de le faire ailleurs [xiv] ). Pin Yathay écrit lui-même qu’« officiellement les anciens non plus n’avaient pas le droit de détenir du riz » (L’utopie meurtrière, p.299). Interrogé à la radio France Inter le 26 mars 1980, il répondait rapidement que les membres du peuple « ancien » étaient « un peu favorisés par les Khmers rouges ».

Si l’on creuse, on s’aperçoit que les témoignages comportent en leur sein des nuances qui contrastent avec le tableau d’ensemble qu’ils espèrent transmettre. Et c’est pourquoi l’on devrait s’efforcer de lire chaque ouvrage en entier et d’en faire un index matière afin de se construire une vision à la fois globale et détaillée. Par exemple, les témoignages écrits laissent apparaître que les cadres étaient plus ou moins durs ou plus ou moins conciliants selon les lieux voire les périodes. Les plus conciliants étaient apparemment souvent d’anciens bonzes. Les cadres qui avaient remplacé d’autres cadres au moment des purges étaient plus disciplinés, moins corrompus et amélioraient les rations pendant une courte période. Et l’on peut relever d’étonnantes variations sur la surmortalité générale : à la fin de L’odyssée cambodgienne, Haing Ngor, qui fut déplacé au Nord-Ouest, raconte qu’en 1979, plusieurs réfugiés venant par vagues de l’Est, du Sud et même de la région de Battambang, étaient mieux nourris et mieux habillés que ceux de son secteur, Phnom Tippeday. La famille de son ancien chauffeur « comptait un nombre enviable de survivants » [xv]. Autre exemple : l’association Espace-Cambodge, animée par François Ponchaud, vend le témoignage succinct de Nœum Yok Tan Anne et Chheum Somchay Pierre, intitulé Cambodge, veilleur où en est la nuit ? Ce couple de chrétiens avait été déplacé près de Chrey, aux environs de Battambang, dans le Nord-Ouest. Et si l’histoire tourne autour de la perte, pour une femme, de son mari et de dix de ses douze enfants, on apprend que les douze enfants de sa sœur (déplacés loin de là ?) étaient, eux, tous restés en vie. Au sujet des chrétiens, signalons que le père Ponchaud revient aujourd’hui sur l’affirmation qu’ils étaient accusés d’appartenir à la CIA. Il considère aujourd’hui qu’ils furent traités de manière identique aux autres citadins. Si des célibataires furent déplacés et dispersés au Nord-Ouest, comme d’autres citadins, ce ne fut pas le cas de villages connus pour être occupés par des chrétiens.

 

On en arrive donc à penser qu’établir un modèle moyen ou statistique de la vie sous les communistes cambodgiens, qui servirait de mémoire « prête-à-être-rapportée » ou exploitée politiquement, achopperait sur le caractère contrasté de la réalité. Pour retracer les conditions de vie d’une seule coopérative, la confrontation de plusieurs mémoires serait nécessaire. En revanche, il est possible de dégager quelques grands traits du régime communiste : premièrement, un Etat policier qui extermina délibérément et d’emblée les officiers et les hauts fonctionnaires de l’ancien régime (et on trouve la trace de tels ordres dans les confessions de cadres du Parti), et qui emprisonna ou élimina les personnes qui lui posaient problème ou qu’il suspectait d’opposition ; deuxièmement, un Etat mobilisateur qui faisait travailler d’une dizaine à une quinzaine d’heures par jour l’ensemble de l’année, parfois la nuit, avec, tous les dix jours, une journée dite de « repos » consacrée à un travail différent ou à l’instruction politique ; troisièmement, un Etat collectivisateur qui voulut renverser les mentalités individualistes grâce aux réunions de critique/autocritique et grâce aussi à l’abolition de la propriété privée et de la vie privée jusqu’à ne plus autoriser les gens à se débrouiller seuls ou en famille pour se nourrir ; et quatrièmement – sans être exhaustif – un Etat planificateur qui réquisitionnait une grande partie du riz produit – une fourchette de « 30 à 50 % » selon les instructions de Son Sen [xvi] – à tel point qu’il n’en restait plus suffisamment pour tous quelques semaines ou quelques mois après la récolte.

 



[i] Lettre de François Ponchaud à Noam Chomsky du 17 août 1977.

[ii] Les pièces du dossier et les actes du procès du 9 août 1979 feraient, au regard de la réalité, « figure d’euphémisme », et le pays aurait été transformé « en un vaste Auschwitz ». Sont également repris les chiffres du gouvernement selon lesquels il ne resterait que 4 millions de Cambodgiens, sans compter les 900 000 réfugiés à la frontière thaïlandaise. Autre exemple : des monceaux de cendres retrouvés à la pagode Onnalom proviendraient d’un four crématoire – or les historiens n’en ont pas connaissance et ce mode d’exécution va à l’encontre de tout ce qu’on l’on sait par ailleurs (« Le régime khmer rouge » in Les réfugiés originaires de l’Asie du Sud-Est, monographies présentées par le CEDRASEMI du CNRS et de l’EHESS, mai 1984, collection des rapports officiels, pp.116-7).

[iii] Charles-Victor Langlois & Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, 1898, Librairie Hachette, réédition Kimé, 1992. Sur la supériorité du témoin faisant preuve d’auto-critique, François Gorphe, Critique du témoignage, 1927, réédition en dehors du domaine public en 2001-2. Les Cambodgiens seront sensibles à cette notion de défiance méthodique, eux qui connaissent l’aphorisme : « A part soi-même, il ne faut avoir confiance en personne » (Jacques Népote, Parenté et organisation sociale dans le Cambodge moderne et contemporain, CNRS, 1992, p.22).

[iv] John Barron & Anthony Paul, Un peuple assassiné, l’histoire du génocide communiste au Cambodge, Denoël, 1977, p.17. Version originale Murder of a Gentle Land : the Untold Story of Communist Genocide in Cambodia, Readers Digest Press, Crowell, 1977, p.xiii, citée par Noam Chomsky in After the Cataclysm..., p.142. Pour certaines remarques montrant que la presse va vite en besogne, Serge Thion, « Le Cambodge, la presse et ses bêtes noires » in Khmers rouges ! Matériaux pour l’étude du communisme au Cambodge, 1981, pp.307-327, ou Esprit, 9 septembre 1980, pp.95-111. 

[v] Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, 1921, réédité chez Allia en 2002.

[vi] Henri Locard a relevé certaines réticences à parler ou certaines invraisemblances de la part de deux des sept rescapés officiels (Note de synthèse, méthodes & résultats (version abrégée), 2000).

[vii] G.M.C., pour Libération, 16 mars 1976 (cf. document 21).

[viii] Locard, Note de synthèse, méthodes & résultats (version abrégée).

[ix] François Gorphe, Critique du témoignage, 1927. L’ouvrage le plus abouti sur la question à une période où les juristes français s’étaient particulièrement interrogés sur la validité des preuves orales.

[x] Serge Thion, « Les témoignages au Cambodge » in Une allumette sur la banquise, 1993, pp.304-305 (http://aaargh.vho.org/fran/histo/STasb/STasbann2.html).

[xi] Milton Osborne, Before Kampuchea, preludes to Tragedy, 1979, p.132. R. Baradat, « Les Sâmrê ou Peâr, population primitive de l’Ouest du Cambodge », Bulletin de l’Ecole Française d’Extrême-Orient, t. XLI, 1941, pp.25, 39, carte p.4. « La révolte de Samlaut », in Ben Kiernan et Serge Thion, Khmers rouges ! Hallier-Albin Michel, 1981. Il existe, à la bibliothèque de l’EFEO, une monographie de Pursat publiée en cambodgien en 1930, que nous n’avons pas eu la capacité de lire.

[xii] Exception faite de Mœung Sonn et Henri Locard, Prisonnier de l’Angkar, Fayard, 1993, sur Kompong Som, et, sur Phnom Penh, parmi les employés de ministères et les intellectuels, Y Phandara, Retour à Phnom Penh, Le Cambodge du génocide à la colonisation, Métailié, 1982, et Laurence Picq, Au-delà du ciel, cinq ans chez les Khmers rouges, Barrault, 1984.

[xiii] Anne Yvonne Guillou, Les médecins au Cambodge, thèse, EHESS, 2001, p.233.

[xiv] A ce sujet, lire Steve Heder, « Racism, Marxism, Labelling, and Genocide in Ben Kiernan’s "The Pol Pot regime" », South East Asia Research, vol.5, n°2, July 1997, IP Publishing for the School of Oriental and African Studies, University of London, pp.101-153.

[xv] Haing Ngor, L’odyssée cambodgienne, pp.274, 298.

[xvi] Heder, Documentary Evidence..., (N0001376, 12 août 1976),

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P
J'ai lu ce blog et je n'ai jamais vu autant d'inepties et de balivernes écrites ici. Avant d'avancer de tels propos, son auteur aurait du se renseigner.
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