Les cadres “ Khmers rouges ” furent-ils vraiment incités à sacrifier en masse ? (pp.183-187 du Kampuchéa des "Khmers rouges")

Publié le par Sacha Sher

Puisque les dirigeants et les cadres du K.D. disposaient d’une main d’œuvre pléthorique pour réaliser leurs plans de développement économique et social, on peut se demander à quel point ceux-ci se croyaient capables d’en disposer. On se rendra toutefois compte qu’il n’est pas de preuve que la direction ait considéré les « nouveaux » venus dans les coopératives comme des « irrécupérables » ou ait eu l’intention de les tuer [i] – ce qui serait la marque d’une forme de génocide. Bien au contraire. Comme nous avons pu le voir, cela est attesté par des témoignages autant que par des documents écrits. A la fin de l’année 1976, le Comité Central dénonçait comme une « très grosse erreur » le fait de considérer tous les « nouveaux » comme des ennemis, car le but était de rassembler toutes les forces du côté de la révolution. Le 22 avril 1976, lors de la première conférence du cabinet ministériel, le premier secrétaire du Parti indiquait que les ministères devaient « encourager l’implication des nouvelles comme des anciennes forces ». Au sein de chaque catégorie figuraient des personnes qui travaillaient vite ou lentement. On ne pouvait les distinguer par des a priori : « A mesure qu’ils joueront leur rôle, les bons éléments comme les éléments non bons deviendront visibles et faciles à distinguer ». Et en mai-juin 1978, dans le journal du Parti, le Comité Central allait à nouveau interdire aux cadres d’utiliser des « slogans intimidants » car rassembler des forces était une « vraie bataille » [ii] .

 Mais certains cadres ont-ils pu, à la faveur de la suspicion généralisée, de l’accumulation des échecs, ou d’autres paroles reçues en haut lieu, juger que la majorité des « nouveaux » étaient incapables de s’adapter à la nouvelle organisation du travail, et décider d’en finir avec eux ? Nous souhaitons entamer ici une étude sur certains mots d’ordre dont nous tenterons de vérifier l’étendue et l’authenticité, et sur la façon dont les cadres ont pu être incités à s’abandonner à l’égard de leurs compatriotes à une indifférence criminelle.

Les cadres avaient pour tâche d’assurer une pleine utilisation de la main d’œuvre. Et certains leur prêtent une exigence de sacrifice aux accents militaires : «  Travaillez sans relâche sur le chantier jusqu’à la mort (ou jusqu’à la limite de vos forces) », « Engagez-vous à sacrifier votre vie pour accomplir le travail de l’Angkar [l’organisation] » « Angkar est pauvre, vous devez vous sacrifier pour la nation », auraient dit les slogans [iii]. Lors des réunions d’autocritique, des travailleurs répétaient qu’ils étaient prêts à mourir au travail pour l’Angkar [iv]. Ces idées de sacrifice pourraient dériver d’autres formules appelant plutôt à une fidélité sans faille : des « anciens » devaient promettre de « donner leur vie en offrande au Parti » (bo tieu chiveut daeum bey pak’ ou tchbap lo) [v] , et des mariés  prêtaient serment de « servir et marcher selon la voie tracée par l’Angkar, sans défaillir, jusqu’à la fin de [leur] vie » [vi] . Ce que certains habitants interprétaient donc localement comme une volonté de certains cadres de les sacrifier lentement est peut-être à relier à l’appel national, transmis par la radio, invitant à faire preuve d’un grand sens de l’économie et d’un haut niveau de renoncement aux biens individuels.

Il est à noter que le journal du Parti ne répandait pas ces injonctions aux accents mortuaires. Et selon une déclaration radiodiffusée de Pol Pot, il n’était aucunement question de réduire ou de stabiliser la population, car huit millions d’habitants n’étaient pas suffisants pour exploiter le potentiel du pays. L’objectif du régime, régulièrement répété en 1977-78, était d’atteindre une population de quinze à vingt millions d’habitants en dix ou quinze ans [vii]. Il est important de le noter avant d’aborder les témoignages de certains réfugiés venus du Nord-Ouest du Kampuchéa, qui, eux, rapportent une vision diamétralement opposée.

Au Nord-Ouest, des cadres locaux auraient répété qu’il suffisait d’un million de révolutionnaires purs et durs ou de jeunes révolutionnaires pour construire le pays. Le père Ponchaud entendit parmi les réfugiés ce genre de « redoutable boutade » avec des variations au sujet du nombre : de vingt mille à deux millions (et il préférait ne retenir dans ses publications que les chiffres de un ou deux millions) [viii] . Selon Jan Lundvik, membre d’une délégation suédoise officielle venue au Kampuchéa, « quand les Cambodgiens disent qu’ils peuvent se débrouiller (make do) avec un million de personnes, ils veulent dire qu’ils peuvent résoudre n’importe quelle tâche, même avec peu de monde, et non qu’ils sont sur le point d’exterminer les autres » [ix]. La citation mise en forme par Ponchaud laisse d’ailleurs entendre que l’engagement enthousiaste des jeunes suffirait par sa seule force à reconstruire le Kampuchéa. Avec Pin Yathay, la variante à laquelle on a affaire est beaucoup plus intimidante. Elle fut prononcée lors des réunions politiques de la zone Nord-Ouest : « Si vous restez au milieu du chemin, la roue de la révolution vous écrasera. Dans le Cambodge nouveau, un million de personnes suffisent pour continuer la révolution. Il suffit d’un million de bons révolutionnaires  pour le pays que nous construisons. Nous n’avons pas besoin du reste » [x] . En comparant cette formulation avec celle rapportée par Ponchaud, la dernière proposition paraît être un ajout d’on ne sait qui. Yathay nous a précisé qu’il pouvait s’agir aussi de « révolutionnaires purs et durs », que ce genre de messages avait été diffusé à la radio officielle khmère rouge entre juillet et septembre 1977 lorsqu’il était en Thaïlande, et qu’il en avait alors parlé au journaliste de l’A.F.P. Joseph de Rienzo. Notre demande de recherche de dépêche à l’A.F.P. est restée sans réponse, et les quelques brèves que nous avons trouvé de sa plume à la F.B.I.S. ne le confirment pas. Peut-être s’agissait-il d’une émission radio pirate comme il en existait plusieurs [xi].

Des formules du même tonneau ont été attribuées à des leaders du Kampuchéa, mais de façon improbable, sans source, ou à partir de faux, , nommés ou anonymes. Et, avant de nourrir la propagande vietnamienne, cela provoqua des sursauts de volonté interventionniste du côté des Etats-Unis (décidant Noam Chomsky à ébranler les certitudes de François Ponchaud et de Jean Lacouture , avec un succès relatif) [xii]. Ce qui s’en rapproche le plus est ce qu’aurait dit Duch à François Bizot à la fin de l’année 1971 avant de parvenir au faîte de sa carrière d’interrogateur en chef, à savoir qu’il respectait certaines coutumes tout en souhaitant ne conserver que ce qu’il y avait de meilleur chez les paysans et un peuple encore « manipulé » : « Camarade, ajouta-t-il péremptoire, il vaut mieux un Cambodge peu peuplé qu’un pays plein d’incapables » [xiii]. Parlait-il du présent ou du futur ? Pensait-il à expulser certaines composantes de la population  ou à contrôler les naissances ? En tout cas, c’est un avis que partageraient bien des intellectuels de par le monde. Après quelques recherches, on remarque que des slogans de ce type prenaient des tournures différentes et se raréfiaient à mesure que l’on se rapprochait des cercles élevés de l’Organisation. Ong Thong Hoeung, un de ces nombreux intellectuels revenus de l’étranger, rééduqués dans des usines et des coopératives puis internés à Bœng Trabek, n’a pas entendu la phrase sur le million. En 1978, Y Phandara, également à Bœng Trabek, entendit à plusieurs reprises que « pour faire la révolution, notre parti n’a pas besoin de beaucoup de personnes. On peut la faire avec une seule comme on peut la faire avec deux ». Cette phrase n’a pas forcément de sous-entendu criminel et peut faire allusion au faible effectif du Parti. Ainsi, dans la région de Kompong Cham, les « Khmers rouges » auraient dit que « même une seule personne peut faire la révolution, si elle est dévouée (smos’ trong) » [xiv].

Et ce qui revenait dans le raisonnement global des dirigeants était en fait de passer au crible de la discipline les membres du Parti. Selon Pol Pot, le 30 septembre 1976 : « le travail d’organisation doit donc être de renforcer, de développer et de passer au crible [le Parti]. Même s’il se trouve peu [de membres], s’ils sont absolus, nets et véritables, nous serons forts dans le présent et le futur »  [xv]. Rien ne permet d’indiquer, pour le moment, que le Parti ait fixé en haut lieu la proportion de personnes à conserver au sein du Parti ou à conserver tout cours. Ceci expliquerait en partie les variations de chiffres dans les slogans rapportés par les réfugiés. Le 26 juillet 1977, devant la Chambre des Représentants du Congrès Américain, Charles Twining, un fonctionnaire du Département d’Etat en poste à Bangkok, témoignait qu’à un niveau local, et « de différents endroits », les villageois entendaient souvent de la part des membres de l’Organisation : « on peut se permettre de perdre un million ou deux millions de personnes », ou encore « nous pouvons perdre un ou deux millions de personnes si nous avons à créer un nouveau Cambodge »  [xvi] . François Ponchaud avait rapporté en mai 1978 le témoignage d’un cadre ayant lu vers 1977 une circulaire dite « 870 ». Celle-ci appelait à une deuxième révolution et donnait au Parti la mission de s’établir avec force « même si [l’on devait] dépenser un million d’hommes ». Selon Ben Kiernan, des sources vietnamiennes « donnaient la même citation » et rapportaient la même histoire de circulaire émanant du « service 870 » (numéro représentant le Comité Central ou ses chefs) en septembre 1976, mais le contexte ne justifiait pas un massacre. Les instructions se limitaient à envoyer travailler sous surveillance ceux qui « manquaient de foi en la direction khmère » et d’expulser du Parti et de remettre à la Sécurité les « mécontents déclarés » [xvii].

Notons que les citations de ce dernier paragraphe renversent les grandeurs rapportées par les premiers témoignages : les un ou deux millions de Cambodgiens n’étaient plus ceux qu’il fallait laisser subsister, mais ceux dont on devait se séparer. Il est encore possible que la circulaire du service 870 ait contenu des mesures sélectives et répressives que l’on retrouve dans les instructions de Son Sen données lors des réunions de l’Etat-Major, mais que la mention du million ait été ajoutée par les services vietnamiens, qui purent endoctriner le cadre cité. Ces derniers ne s’arrêtèrent pas en si bon chemin puisque radio Hanoi imputa en mars 1978 à un dirigeant du K.D. (anonyme) l’affirmation que l’on pouvait se contenter d’un million de Cambodgiens pour « construire » une nouvelle société. Cette dernière précision trahit d’ailleurs l’imprécision, car, à cette date, la préoccupation des dirigeants était la « défense » nationale bien plutôt que la construction. Et lorsque les sources officielles évoquent l’éventualité d’un faible nombre d’habitants, il est toujours question d’agression étrangère et de combat prolongé.

Le 10 mai 1978, Pol Pot racontait ainsi à la radio comment chaque combattant cambodgien avait été capable de tuer trente soldats vietnamiens lors des combats frontaliers de 1977-1978. Ce faisant, il gonflait la statistique donnée en décembre 1977 par Drapeau(x) Révolutionnaire(x) – deux victimes kampuchéennes contre dix dans le camp opposé – et se livrait à une extrapolation :

« En termes numériques, l’un des nôtres doit tuer trente Vietnamiens (...) Jusqu’ici nous avons réussi à réaliser ce slogan de un contre trente (...) Si l’on applique ces statistiques (...) un million de Kampuchéens valent trente millions de Vietnamiens (...) Cependant des troupes de deux millions seraient plus que suffisantes pour combattre les Vietnamiens, parce que le Vietnam ne compte que cinquante millions d’habitants. Nous n’avons pas besoin d’engager huit millions de personnes. Nous n’avons besoin que d’une force armée de deux millions pour écraser les cinquante millions de Vietnamiens : et nous serions encore six millions de personnes » [xviii] .

Ce sont ces phrases qui sont souvent caricaturées en une volonté de sacrifier deux millions de Cambodgiens [xix], alors qu’elles visaient, comme l’exposait Pol Pot, à faire assimiler la ligne de combat qui prédisposerait à la victoire, à faire prendre conscience de sa propre puissance pour battre l’adversaire, et à résoudre l’apparente « contradiction » d’un rapport de forces inégal qui n’était alors que de cent mille combattants contre un million. Rester fidèle à cette ligne devait permettre de gagner la guerre, dût-elle durer « sept cents ans ou plus », et dussent certaines unités combattre contre quarante à cinquante fois plus de Vietnamiens. C’est dans cet esprit que le personnel du K.D. se voyait montré en exemple en 1978 un combattant ayant anéanti cinquante blindés d’affilée avec son unique lance-roquettes. Ce qui atteste encore l’écart entre les directives d’en haut et les mots d’ordre locaux est qu’il a pu être dit en 1978 près de la frontière qu’un soldat pouvait combattre cent Vietnamiens [xx] .

On est donc incliné à penser, au sujet de ces histoires d’effectifs suffisants, que la confusion régnait parmi les masses fatiguées en train d’écouter des cadres associer défense et construction, deux objectifs constamment liés dans les émissions ou les articles du P.C.K., ou que, comme le pense Steve Heder, des subordonnés ont pu reformuler pour leur propre usage des slogans de mobilisation vantant qu’en cas de guerre anti-impérialiste, même un faible nombre de combattants suffiraient à vaincre l’ennemi. Rappelons que les communistes cambodgiens, vietnamiens, laotiens, ou Sihanouk, accusaient les Etats-Unis de se livrer durant leur guerre d’Indochine à un génocide [xxi]. Et pareillement, dans le journal du Parti, en première page du numéro de juillet 1978, l’ennemi vietnamien était coupable d’avoir « commis un génocide contre la race Kampuchéenne d’une génération à une autre ». Si le peuple avait survécu, il le devait à ce qu’il avait tout entier « consenti d’une génération à l’autre à des sacrifices » dans le combat.



[i] Pin Yathay croyait que les « nouveaux » étaient « irrécupérables » du seul fait qu’ils ne pouvaient devenir soldats ni se marier à des « anciens », L’utopie meurtrière, p.287. Or de tels mariages ont eu lieu dans d’autres secteurs du Nord-Ouest (Yi Tan Kim Pho, le Cambodge des Khmers rouges, pp.116-119).

[ii] David Chandler, « A Revolution In Full Spate », in Ablin & Hood, The Cambodian Agony, p.174. Searching for the Truth, N°7, July 2000, p.9). Revolutionary Flag, « Learning from Important Experiences in the Fulfilment of the Party’s First Semester 1978 Political Tasks », traduction de Steve Heder, p.14 (original p.20).

[iii] Mœung Sonn et H. Locard, op. cit., p. 146, Locard, Le "Petit Livre …, pp.185, 254, Haing Ngor, op. cit., pp.105, 155.

[iv] Mœung Sonn et Henri Locard, op. cit., pp.178, 245.

[v] Entretien avec Meng Kimly, 8 juillet 2000.

[vi] F. Ponchaud, op. cit., rééd., p.161.

[vii] « Speech by Pol Pot », S.W.B., BBC, 5 Oct. 1977, C/19. Extrait des résolutions prises lors du grand rassemblement du 17 avril 1978, S.W.B., BBC, 18 avril 1978. Revolutionary Flag, Special Edition 12/76-01/77, « The speech of comrade representative of the party’s Angkar during the 9th anniversary of the birth of the brave, strong, and great Kampuchea revolutionary armed forces » (traduction de Nil Samorn).

[viii] Cambodge Année zéro, p.97, rééd. p.100 : « Il suffit de un ou deux millions de jeunes pour faire le Kampuchéa nouveau », et aussi dans Est-Ouest, n°4, 1977, p.155. Pour la phrase supposée d’un khmer rouge concernant la possibilité de construire le Cambodge avec seulement 20 000 jeunes, Echange France-Asie, dossier n°13, janvier 1976, p.13. Sur une variation des nombres allant de 100 000 à deux millions, lettre à Noam Chomsky du 17 août 1977, Sallanches (archives d’Espace-Cambodge, carton « lettres »). Le passage sur la boutade avait été retiré de l’édition américaine du livre, après les questions concernant son origine soulevées à la fois par Chomsky et par l’éditeur américain Robert Silvers. Ce que rapportait Ponchaud à ce sujet a subi des nuances croissantes avec le temps. Il avait commencé par écrire dans Le Monde du 18 février 1976, qu’un chef militaire « khmer rouge » faisait état, le 26 janvier 1976 d’un mot d’ordre donné aux autorités locales de Mongkolborey (Sud de Sisophon), qu’aucune documentation émanant du Centre ne vient jusqu’à présent l’étayer : « Pour rebâtir le Kampuchéa nouveau, un million d’hommes est suffisant. On n’a plus besoin des prisonniers de guerre (population déportée en 1975), qui sont laissés à la discrétion des chefs locaux ». La précision entre parenthèses émane du père Ponchaud, qui indiquait à Noam Chomsky, dans une lettre du 17 août 1977 que sa source était un réfugié qui avait entendu cela de la part de « Moul Sambath appelé aussi Kéo Ngauv » (nous reconnaissons là Ros Nhim), chef de la région Nord-Ouest dans une réunion à Mongkolborey. Dans cette lettre, le père Ponchaud rapportait qu’un autre réfugié lui avait dit qu’avant son départ le 4 décembre 1976, un chef de village de Prek Khpôp avait déclaré lors d’un meeting : « Il suffit que dans une coopérative il ne reste que 400 personnes, si ces personnes sont droites, propres et correctes (treum treuv saat lââ) et non des coopératives allant jusqu’à 8 000 personnes comme à présent ». Ponchaud avait fini par croire que ce genre de phrases étaient propres à Muol Sambath (alias Ros Nhim). Le 9 janvier 2001, Ponchaud nous a dit l’avoir entendu aussi à la radio ce qui n’est mentionné dans aucun de ses écrits et n’est pas non plus confirmé par la moindre retranscription de la B.B.C.

[ix] Torben Retbøll, « Kampuchea and the Reader’s Digest », B.C.A.S., vol.11, n°3, 1979, p.23, citant Vietnam Bulletinen, Stockholm, n°2, 1976, également traduit dans Befreiung, West Berlin, n°7, June 1976.

[x] Pin Yathay, op. cit., p.237.

[xi] Patrice de Beer et Patrick Ruel, avaient tous deux signalé qu’à la chute de Phnom Penh, une radio clandestine située soit sur la frontière de la Thaïlande, au Laos, avait colporté la fausse nouvelle de l’assassinat d’une vingtaine d’étrangers, dont beaucoup de journalistes, par les « Khmers rouges ». Cette fausse « voix du FUNK » ou « Voix de la Nation Future », faisait même des montages de discours de Sihanouk dans lequel celui-ci en venait à dire « ici la voix de la pensée maotsétoung ». Sihanouk s’en était pris à cette radio qu’il disait tenue par des Khmers Serei pour répandre des informations alarmistes. Paul Dreyfus mentionnait à la date du 28 avril, une autre radio pirate de la CIA diffusant d’Okinawa au Japon (Le Monde, 10 mai 1975. Libération, 22 avril 1975. Paul Dreyfus, … et Saigon tomba, Arthaud, 1975, p.178. Michael Vickery est d’avis qu’il y avait de fausses émissions radios, bien que cela soit aujourd’hui difficile à prouver (communication personnelle du 4 juin 2002). Steve Heder a pu interroger des officiers de la CIA retraités, qui étaient chargés, de 1975 à 1978, de récolter des renseignements et de conduire des opérations, et il semble que la CIA ne fabriquait pas d’émissions radio (communication personnelle du 4 mai 2002).

[xii] Radio Hanoi diffusait en anglais qu’ « un leader kampuchéen avait été jusqu’à déclarer que pour construire une nouvelle société, le Kampuchéa n’a besoin que d’un million de personnes » (S.W.B., BBC, 24 mars 1978). Selon Raoul Marc Jennar, op. cit., « notices biographiques », Ieng Sary aurait déclaré: « Nous n’avons pas besoin de l’ancienne génération parce que nous ne pouvons pas changer ses pensées. Dès que nous aurons formé la nouvelle génération, nous pourrons nous passer de l’ancienne ». Selon  Bernard Hamel, De sang et de larmes, p.274, à Battambang, dès janvier 1976, un responsable « khmer rouge » lançait, apparemment sans évoquer de menace extérieure, mais plutôt la reconstruction après la guerre de 1970-1975: « Même si la population devait être réduite à un million d’habitants, ce serait avec ceux-là que le Kampuchéa serait reconstruit. Il en restera toujours assez ». Il fut également largement diffusé que Khieu Samphan avait reconnu la disparition d’un million de Cambodgiens. L’interview d’origine jamais citée autrement qu’à travers la citation refabriquée par Barron et Paul dans leur article du Reader’s Digest de février 1977 était un faux publié par la journaliste Paola Brianti dans le journal catholique italien Famiglia Cristiana du 26 septembre 1976. Barron et Paul avaient changé l’ordre des phrases pour « dramatiser l’échange » (Shawcross) et transformé une partie des questions de la journaliste en réponses de Khieu Samphan. Ainsi Samphan disait qu’il restait 5 millions de Cambodgiens en 1976, et qu’un million avaient péri pendant la guerre. La journaliste lui avait demandé ce qu’il était advenu des criminels de guerre, à quoi Samphan avait répondu que les traîtres restés au pays avaient été éliminés, puis lui avait demandé ce qu’il était advenu d’un million de Cambodgiens sur une population évaluée à 7 millions en 1970. Samphan, semblant penser d’abord à la première question aurait répondu « c’est incroyable comme vous Occidentaux, êtes intéressés par les criminels de guerre », puis aurait rajouté, comme semble le rapporter William Shawcross à partir de l’original, mais ce qu’omettaient de faire Barron et Paul, « dans tous les cas, si vous cherchez une évaluation exacte vous devez considérer le nombre de Cambodgiens qui sont partis en Thaïlande, en France, aux Etats-Unis et dans d’autres pays ». Barron et Paul oubliaient de relever les démentis de Samphan à toute rumeur de massacres. Shawcross savait de journalistes présents à Colombo qu’ils n’avaient pas approcher Samphan à la moindre occasion, et pensaient que l’interview de Brianti était un faux. Brianti, interrogée par Shawcross par téléphone avec un interprète, déclarait qu’elle avait pu l’approcher « sur la force d’une précédente réunion à Pékin avec Ieng Sary ». Shawcross ne paraît pas avoir obtenu plus de détails. Barron et Paul étaient bien satisfaits de voir dans cette interview une confirmation de leur évaluation qu’1,2 millions de Cambodgiens avaient péri depuis avril 1975. Le plus préoccupant était que William F. Buckey citait la version dramatisée de cette interview pour appuer son appel à envahir à nouveau le Cambodge (Shawcross, « The Third Indochina War », New York Review of Books, April 6, 1978, p.18). François Ponchaud avait admis à Noam Chomsky dans une lettre du 17 août 1977 qu’il savait de source sûre que Brianti accompagnait des journalistes français et ne les avait jamais quittés. Cette information fut répercutée en décembre 1977 dans le journal australien News From Kampuchea. Dans une lettre du 30 mai 1978 adressée à Torben Retbøll et dans une lettre du 30 juin 1978 adressée à John Barron, Ponchaud racontait que la « supercherie » lui avait été indiquée au cours de la préparation d’une émission radiodiffusée par Eric Laurent de France-Inter, qui était allé à Colombo, avait « bondi » à la vue de l’article de Paola Brianti, et l’avait assuré que Brianti ne l’avait jamais quitté, ni lui ni Patrice de Beer, de toute la conférence de Colombo (cf. document 20 en annexe). Le 18 novembre 2000, il se souvenait avoir affirmé qu’il s’agissait d’un faux « sans doute pour avoir rencontré un journaliste présent avec Brianti, et qui m’a rapporté qu’elle n’avait jamais vu Khieu Samphan.... ». Ponchaud attendit le 30 juin 1978 pour envoyer une lettre à Barron, sur les instances de Chomsky, et plus d’un mois après que Retbøll lui ai demandé si Barron et Paul étaient au courant de la supercherie. Dans une lettre du 3 septembre 1978, Robert Silvers disait à Ponchaud que la journaliste avait maintenu son histoire devant Shawcross, assurant avoir noué des contacts spéciaux depuis son expérience à Pékin (avec Ieng Sary et pas  Samphan sait-on en lisant Shawcross). On peut, comme plusieurs observateurs, s’étonner que Khieu Samphan ait choisi de s’adresser pour sa première interview à une journaliste d’un obscur journal catholique que Ponchaud qualifie de « petite revue confessionnelle » n’étant pas le genre de littérature qu’il apprécie (lettre à John Barron du 30 juin 1978, cf. document 20). Sa soi-disant déclaration qu’il restait 5 millions de Cambodgiens est contredite par les déclarations des autre dirigeants et de la radio. Le sujet est abondamment discuté par Noam Chomsky dans The Political Economy of Human Rights, vol. II, After the Cataclysm : Postwar Indochina and the Reconstruction of Imperial Ideology, South End Press, Boston, 1979, pp.172-178, et dans une moindre mesure dans Human Rights in Cambodia : Hearing Before the Subcommittee on International Relations, House of Representatives, 95th Congress, 1st session, Washington, USGPO, May 13, 1977, pp.34-35, ainsi que dans Torben Retbøll « Kampuchea and the Reader’s Digest », Bulletin of Concerned Asian Scholars, vol.11, n°3, 1979, p.24, qui mentionne d’autres articles émettant des doutes sur l’authenticité de cette interview dans News from Kampuchea, December 1977, Washington Post, February 19, 1978 (brève allusion de Lewis Simons), New York Review of Books, April 6, 1978 (William Shawcross).

Autre affaire. A la fin du chapitre III de son livre, Ponchaud rapportait que selon un cadre « khmer rouge » interrogé par un journaliste thaïlandais de Prachachat (10 juin 1976), la méthode révolutionnaire était « très lente », « il faut beaucoup de temps pour séparer les bons des contre-révolutionnaires ». Ponchaud tirait de la conclusion du reporter thaïlandais le titre du chapitre (« la corbeille renversée ») qui ne provenait pas du khmer rouge supposé interrogé : « La méthode khmère n’a pas besoin d’un personnel nombreux, il n’y a aucun fardeau à porter parce qu’ils sont tous boutés hors des villes. Si nous nous permettons la comparaison, les Khmers ont suivi la méthode qui consiste à renverser le panier avec tous les fruits qu’il contenait ; ensuite, ils choisissent uniquement ceux qui leur plaisent parfaitement, et les remettent dans le panier. Les Vietnamiens, eux, n’ont pas renversé le panier. Mais ils n’ont retiré que les fruits pourris. Cette méthode entraîne des pertes de temps, beaucoup plus considérables que la méthode utilisée par les Khmers ». Ponchaud concluait alors : « C’est cela " le grand bond en avant " de la révolution khmère ». Cette phrase fut retirée par Ponchaud de la traduction américaine, sans doute sous l’influence de Noam Chomsky, ce qui se conçoit car il ne s’agissait pas d’une image « khmère rouge ». Dans la même édition, Ponchaud précisait que l’interview de l’officiel « khmer rouge » était une citation du journal Prachachat. Ponchaud n’avait d’ailleurs peut-être pas correctement présenté la citation. Noam Chomsky, à qui une copie de l’article thaïlandais et de sa traduction en français avait été fournie par Ponchaud, et à qui une traduction en anglais avait été transmise par Steve Heder, rétablissait le fait que le reporter thaïlandais du journal de gauche Prachachat citait non pas directement un fonctionnaire « khmer rouge », mais un « individu neutre » de Paris qui rapportait ce que lui avait dit un représentant « khmer rouge » à Paris, à savoir non pas que le Kampuchéa avait moins besoin de bras ou qu’une partie de la population pouvait être éliminée, mais qu’il avait moins besoin de personnel pour superviser la population : « Si nous faisons une comparaison », était supposé avoir dit le représentant « khmer rouge », « nous voyons que la méthode vietnamienne demande un personnel nombreux pour superviser la population ; il peut même arriver qu’on n’y arrive pas du tout, et les autorités se trouvent alors chargées d’un fardeau très lourd », et ce parce que la méthode vietnamienne avait été « trop lente » pour renvoyer « certains médecins, instituteurs, professeurs, et même certains soldats de l’ancien gouvernement » à une vie productive. Le journaliste commentait alors « Par contraste la méthode khmère n’a pas besoin d’un personnel nombreux [pour superviser la population, faut-il sans doute entendre] ; il n’y a pas de fardeaux; parce qu’ils ont déplacé tous les fardeaux hors des villes ». Il utilisait alors l’image de la corbeille renversée. Cf. Chomsky & Herman The Political Economy of Human Rights..., vol. II., 1979, pp.261-265, notes 17, 356, 361, ou lettre de Chomsky à Ponchaud du 19 octobre 1977. Peut-être que le journaliste de gauche thaïlandais plaquait sur l’exemple cambodgien une image qui n’était pas totalement étrangère au monde communiste. Ainsi, il y a quinze ans, Stéphane Courtois avait entendu de la part d’un communiste grec, ancien n°2 de l’armée de Marco, que le P.C. grec avait été réorganisé en 1944, selon la méthode du « panier renversé ». Seuls les éléments sûrs avaient été gardés (entretien du 23 janvier 2001).

Ces approximations eurent de malencontreux rebondissements. Jean Lacouture, dans une recension du livre de Ponchaud parue dans le Nouvel Observateur du 28 février au 6 mars 1977 (n°642), peu après la sortie du livre de Ponchaud en février 1977, et traduite dans le New York Review of Books le 31 mars 1977, attribuait l’image du panier renversé et l’absence de besoin d’un personnel nombreux à un journal du gouvernement cambodgien, et indiquait que d’après le journal les méthodes de rééducation vietnamiennes étaient jugées trop lentes. Il attribuait à un homme se réclamant du marxisme la boutade que Ponchaud attribuait à des cadres d’une région ; selon laquelle un à deux millions de jeunes suffiraient à rebâtir la société. A la suite des remarques que lui avait faites Chomsky

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A la suite des remarques que lui avait faites Chomsky, Lacouture avait corrigé quelques uns de ses propos dans Cambodia : Corrections (New York Review of Books du 26 mai 1977). Ces corrections ne parurent pas en France et peut-être est-ce ce qui poussa Jean Lacouture, dans un reportage diffusé sur France 3 au mois de décembre 2000, à réitérer l’affirmation selon laquelle on trouvait dans « des » textes « khmers rouges » (et non un seul), l’image d’une société que l’on renverserait comme une corbeille de fruit...<br /> <br /> [xiii] François Bizot, Le Portail, La Table Ronde, p.174.<br /> <br /> [xiv] Y Phandara, Retour à Phnom Penh, op. cit., p.74. Entretien en juillet 2000 avec Meng Kimly, de Prek Po, région de Kompong Cham. <br /> <br /> [xv] Revolutionay flag, sept.-oct. 1976, fin de 1ère partie (traduction de Nil Samorn).<br /> <br /> [xvi] Citation des July Hearings, p.12, in Noam Chomsky The Political Economy of Human Rights : vol. II, p.183.<br /> <br /> [xvii] Kiernan, « Pol Pot et le mouvement communiste cambodgien » in Khmers rouges !, p.259, citant BISC, 2 mai 1978, et Dossier Kampuchea I, p.37-38.<br /> <br /> [xviii] S.W.B. by the BBC, 11 may 1978. Revolutionary Flag, déc.-.jan. 1977-78, trad. p.8.<br /> <br /> [xix] Gail Sheey rapporte une partie de ce message radio et le traduit par « Nous pourrions sacrifier deux millions des nôtres »... cf. L’enfant khmère ou l’instinct de survie, p.106. Cette citation est abrégée et présentée par Ben Kiernan comme une volonté de Pol Pot de sacrifier « deux millions de Cambodgiens »... Voir « Sur la notion de génocide », revue le débat, n°104, mars-avril 1999, p.191. Autre traduction avec « sacrifier » dans Khmers rouges !, op. cit., p.181. Roel Burgler est le seul à citer correctement ce passage, The Rise and fall of the Pol Pot Regime : a Case Study on Intellectuals and the Use of Terror, universiteit van Amsterdam, Doctoraal scriptie, 1984, p.214, en reprenant la citation de L. Finley dans The Propaganda War, in SEAChr, n°64, sept-oct. 1978.<br /> <br /> [xx] Entretiens avec Laurence Picq, 1998, et Chuth Khay, mars 2002.<br /> <br /> [xxi] Dès mai 1967, Sihanouk accusait le gouvernement américain et les autorités de Saigon de génocide contre la communauté cambodgienne vivant au Sud-Vietnam. Pour Sihanouk, Le Sangkum, mai 1967, n°22, p.11, Kambuja, 15 juillet 1968, p.7, et Malcolm Caldwell & Lek Tan, Cambodia in the Southeast Asian War, 1973, p.385. En 1974, les « Khmers rouges » répondirent à l’accusation de bombarder sauvagement Phnom Penh, par le fait que les bombardements américains avaient eux, provoqué un « génocide » (Elizabeth Becker, Les larmes du Cambodge, p.162). La même accusation de génocide était portée contre les Vietnamiens en 1978.
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