L'influence de Rousseau (2) (dans les pratiques) (Pour http://rousseaustudies.free.fr)

Publié le par Sacha Sher

L’influence de Rousseau dans les pratiques politiques du Parti Communiste cambodgien

Certaines idées critiques de Rousseau – reprises bien entendu par les courants socialistes français – affleurent dans les réalisations du Parti Communiste Khmer : abolition de l’argent, du commerce et de l’instinct de propriété. Rappelons sur ce dernier point que Pol Pot avait explicitement souhaité à la radio en septembre 1977 que le peuple « se dépouille progressivement de l’idée de propriété jusqu’à son élimination définitive » [31]. Et, comme dans Du Contrat Social, il n’était pas question de revenir à un état de nature disparu à jamais, mais à un Etat où la propriété de fait et commune serait sous l’autorité des lois. C’en était désormais fini du système monarchique où la terre, propriété du royaume, était mise à la disposition individuelle ou familiale des paysans – généralement en petites parcelles de moins de deux hectares – moyennant une taxe foncière, voire donnée aux plus déshérités. En écho à l’idée fondamentale de Rousseau que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne, sous le « Kampuchéa Démocratique » la cueillette des fruits, et notamment des noix de cocos, dont l’eau servait de sérum aux malades, était reversée à la communauté et soumise à autorisation. Sans quoi c’était la rééducation, voire la mort.

D’autre part, les principes d’organisation « kampuchéenne » qu’étaient le centralisme démocratique, l’égalité économique et la vie communautaire dépouillée des instincts naturels, si présents dans les objectifs de la révolution cambodgienne, semblent découler du Contrat Social. Cependant, dans les faits, les Cambodgiens ressentaient souvent la présence d’un « supérieur commun » – normalement  absent dans le pacte de Rousseau – à travers l’entité de l’« Angkar » (« l’Organisation » qui était tout le monde et personne à la fois, mais était souvent le faux nom de la volonté particulière et non générale des cadres) [32] . Mais peut-être que les Cambodgiens n’avaient tout simplement pas tous atteints le stade de l’état civil digne de liberté, distinct de l’état d’animal borné, ou, en termes marxistes-léninistes, n’avaient pas atteint le stade où l’homme est capable de définir lui-même ses propres besoins plutôt que de désirer avoir toujours trop?

Des germes de l’« Organisation suprême » kampuchéenne pourraient encore être décelés dans les décrets prévus par Babeuf et son groupe de conspirateurs. Ces décrets, que l’on dit généralement inspirés de la pensée de Mably, Morelly, Rousseau et des lois de Lycurgue à Sparte, avaient été édités par les communistes français en 1957, et purent très bien avoir été pris en considération par Khieu Samphan voire Ieng Sary avant de rentrer au pays ou avoir été communiqués par Thiounn Mumm de France à ses camarades. Lisons Babeuf :

« La grande communauté nationale entretient tous ses membres dans une égale et honnête médiocrité ». « Les magistrats de chaque classe [au sens de chefs de groupes] font déposer dans les magasins de la communauté nationale les fruits de la terre et les productions des arts susceptibles de conservation ». « Il y aura dans chaque commune, à des époques déterminées, des repas communs auxquels tous les membres de la communauté seront tenus d’assister » [33].

Babeuf prévoyait aussi des crèches et des écoles pour que les enfants séparés des parents, aient une éducation civique. Cette idée de vie en communauté pour que tous les enfants deviennent frères se trouve d’ailleurs dans l’article Economie Politique de Rousseau, même si elle est rejetée in fine dans l’Emile [34].

Une mesure restée dans les annales a été l’évacuation quasi complète de la capitale Phnom Penh, et des autres bourgades. Depuis J.-J. Rousseau, l’idée de corruption urbaine est très présente parmi les révolutionnaires. Les lecteurs connaissent peut-être sa phrase : « J’aime  encore  mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entre-dévorer dans les villes »[35] . Et il est fort probable que Pol Pot, Son Sen, Ieng Sary, ou Khieu Samphan aient pu avoir connaissance du vœu de Babeuf, grand lecteur de Rousseau, de « faire disparaître les grandes villes, réceptacle de tous les vices » [36], et de celui de Mably et de Babeuf d’apprendre aux citadins la modestie des besoins. Marx et Engels préconisaient pour leur part dans leur Manifeste, « pour les pays avancés » il est vrai, des « mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne »[37] . Et ils reconnaissaient que la « suppression de l’antagonisme entre la ville et la campagne » était une des « propositions positives en vue de la société future » avancée par les précurseurs du socialisme et du communisme [38]. Trente ans après, Engels réitérait dans l’Anti-Dürhing que la suppression de la séparation de la ville et de la campagne n’était « pas une utopie, même en tant qu’elle a pour condition la répartition la plus égale possible de la grande industrie à travers tout le pays. Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu’il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c’est un processus de longue durée » [39] . Dans la lignée d’Engels qui annonçait, dans le même paragraphe, le prochain « déclin des grandes villes », Lénine reconnaissait que les grandes villes tendraient à disparaître[40] et, du côté anarchiste, Kropotkine préconisait un meilleur équilibre entre villes et campagnes dans Champs, usines et ateliers vers 1890. Khieu Samphan estimait dans sa thèse que l’intégration internationale avait développé un fonctionnarisme improductif. Les branches d’activité comme l’administration ou la défense, sans être inutiles à la société, n’étaient pas considérées comme productives, pas plus d’ailleurs que la plupart des emplois urbains liés au commerce ou aux services.

La vraie richesse ne devait pas être une affaire monétaire. On sait que dans plusieurs de ses œuvres, Rousseau considérait que la passion de l’argent avait étouffé toutes les autres, et qu’il fallait développer à nouveau les nobles instincts de l’homme naturel pour améliorer les sociétés dites civilisées. Dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, il allait plus loin et souhaitait, au nom de l’égalité, rendre l’argent « méprisable, et s’il se peut inutile », car la monnaie profiterait toujours « aux pillards et aux traîtres » qui détourneraient la machine politique de son but. Le mieux était que les dépenses publiques se fassent en denrées, comme en Suisse où l’on payait désormais les officiers et les magistrats en nature (une égalité relative des fortunes existait pourtant en Suisse avant ces mesures, reconnaissait Rousseau). Et dans la lignée de Rousseau, Thomas More et Babeuf , mentionnés à l’Université Nouvelle du P.C.F. ont pu inspirer Pol Pot et ses camarades : le premier souhaitait que les objets précieux entrent dans la fabrication des vases de nuit et des crachoirs, et le second entendait jeter l’or et l’argent à la mer. Dans un programme de décrets publié par les communistes français en 1957, Babeuf projetait, afin de lutter contre les agioteurs et mettre à bas l’inégalité, de faire cesser la fabrication de la monnaie et de punir quiconque recevrait un salaire ou conserverait de la monnaie [41]. Et sans doute que le fléau de la corruption au Cambodge a incité Pol Pot, Khieu Samphan, ou Ieng Sary à prêter une attention accrue à ces idées fustigeant l’argent, d’autres préférant voir l’origine de la corruption dans l’excès d’impôts et l’insuffisance des salaires [42]. D’autres hypothèses sur l’origine de l’abolition de la monnaie au Kampuchéa, font référence à des mouvements millénaristes, mais elles ne nous paraissent pas concluantes [43] .

Sur un autre plan économique, le Parti communiste khmer estimait que le contrôle des ressources du pays permettrait d’apporter l’abondance. Cette politique qui remonte par exemple au Considérations… de Rousseau [44] était inscrite dans la thèse de Khieu Samphan en 1959, lequel préconisait un isolement provisoire [45] .

Sur un plan individuel, exprimer un sentiment, une opinion ou un besoin personnels devint le signe que le moral révolutionnaire vacillait. Et une filiation visible des idées anti-individualistes du P.C.K. peut être le rejet, par certains utopistes occidentaux ou par Babeuf [46], des notions de « tien » et de « mien » qui constituaient la source première de toutes les nuisances et de tous les crimes. Rousseau avait été inspiré par plusieurs penseurs – Morelly, Lahontan, Diderot –  lorsqu’il produisit sa célèbre exergue à la seconde Partie du Discours sur l’Origine de l’Inégalité parmi les hommes : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi [souligné par Rousseau ], et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » (avec son cortège de crimes, guerres, meurtres, misères et horreurs) [47]. Longtemps après lui, un régime asiatique jugé incohérent allait scrupuleusement suivre ces précautions langagières : « Le “je” disparut également de la langue parlée, ce qui manifestait la primauté du collectif sur l’individuel. On ne parlait, on n’agissait plus qu’au nom du groupe. “Nous” faisons ceci, “nous” pensons cela », écrivait Laurence Picq qui travaillait à Phnom Penh [48]. Des cadres ou intellectuels rééduqués à Phnom Penh signalent aussi la proscription orale de « je », « mon », « ma » au profit de « nous » ou « notre » [49], ou au profit de « nous-je » (yeung-khniom), « notre-ma » (yeung-khniom placé après un mot), une variante polie et personnalisée de « nous », prisée dans les discours officiels ou utilisée dans la conversation pour parler au nom d’un groupe [50]. Nous n’avons pas rencontré l’interdiction de « je » dans les témoignages écrits par des travailleurs des coopératives. Et Steve Heder a relevé que l’usage de « nous-je » était peu présent parmi la masse des réfugiés contrôlés par le P.C.K. en 1979, mais existait bien chez les cadres politiques et militaires parlant au nom de la collectivité, et, par extension, en leur nom propre. L’usage du « nous-je » était d’abord la marque de l’unité affichée du Parti, mais l’on peut aussi penser que la suppression de « je » du langage entrait dans le cadre de ce que l’on appelait « attaques contre soi-même (veay robob [roboh?]) »[51]. Dans d’autres partis communistes du XXe siècle (chinois, soviétique, français jusqu’en 1979), la primauté du « nous » sur le « je » semble s’être limitée aux discours [52]. Quant à savoir  si les communistes vietnamiens attachaient une grande importance à l’usage vietnamien du mot chung tôi, « nous », de préférence à tôi, « je », il est difficile de le dire[53]. Autre possibilité : les chefs du Kampuchéa ont pu vouloir dépasser le bouddhisme jusque sur le terrain du langage. A l’inverse du brahmanisme où la notion de « moi » est recherchée avant la communion avec l’essence du Tout, le bouddhisme vise en effet, au terme de plusieurs vies, à la négation du moi, dont le caractère est intrinsèquement négatif, pour aboutir à la délivrance complète de l’attachement [54].

Rappelons aussi que dans une démarche purement spéculative, Rousseau, lu par Pol Pot, Ieng Sary et Khieu Samphan en France, pouvait donner à penser dans le même Discours sur l’inégalité célébré par Engels comme un chef-d’œuvre de dialectique, que la « perfectibilité », autrement dit la faculté que possède l’homme de sortir de son état premier, à la différence des animaux, était « la source de tous les malheurs de l’homme ». Un présupposé de Rousseau était que « l’homme qui médite est un animal dépravé » [55]. Son idée était que le sentiment ne devait pas être, comme il l’est trop souvent, étouffé par la rationalité. De son côté, la société kampuchéenne, qui avait répandu une éducation minimum et pratique et rééduqué les gens par le travail, ne faisait pas pour autant dans le sentiment. Non pas que tous les intellectuels portant des lunettes furent éliminés comme il est sans cesse répété (certains étaient même utilisés pour tenir des inventaires économiques). Mais il n’était plus vraiment question de penser, car l’important était de savoir faire preuve de « créativité » matérielle, par exemple en réparant une charrue. Il n’était pas explicitement prévu de revenir à l’état sauvage, même si Pol Pot admettait rapidement qu’un communisme primitif avait existé au  Cambodge. Mais certains citoyens furent ravalés au rang d’animaux en tant que victimes de l’exploitation des hommes. La vie en communauté ressemblait à une gigantesque étable peuplée d’humains à fronts de bœufs, finalement aussi pressés et oppressés que des animaux entassés ou qu’une armée de salariés des villes. Et durant les premiers mois du « nouveau régime à tous les égards », à cause des problèmes d’organisation, du bétail ciblé par les bombes états-uniennes, ou de l’attitude des chefs locaux, des réfugiés des villes furent forcés, dans certains secteurs, de tirer eux-mêmes des charrues ou de vivre quelques mois sous les maisons des villageois, un emplacement normalement réservé aux animaux la nuit [56] – alors que la radio s’était vantée en juillet 1975 qu’à la campagne, les animaux étaient désormais cantonnés à une saine distance des maisons, une politique également de mise au Laos[57]. Ironie de l’Histoire, certains cadres ne se gênaient pas, verbalement, pour déshumaniser les hommes ou, à l’inverse, humaniser les bœufs en les appelant « camarade bœufs » [58]. Mais cela ne découlait pas des instructions égalitaristes émanant du centre de l’Organisation, qui n’admettaient que des divisions politiques entre population « à part entière », « candidate » ou « confiée », ou entre « forces tactiques » ou « stratégiques ».

 


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S
<br /> Vous êtes un peu facétieux.<br /> <br /> Je cite bien dans cette page Marx et Engels sur la disparition graduelle de l'opposition villes/campagnes.<br /> Et Mao en première partie sur l'encerclement des villes par les paysans.<br /> En dehors de cela, faites Mao dans la case "Recherche", ou voyez là : http://khmersrouges.over-blog.fr/article-10312453.html<br /> Mao avait inscrit Rousseau dans les programmes scolaires chinois.<br /> Et Samphan, qui aurait influencé Pol Pot, aurait aussi admiré Rousseau, même s'il ne le cite pas dans sa thèse.<br /> <br /> Ici, je ne m'intéresse qu'à l'influence de Rousseau, pas à sa faute. Si vous vous intéressez à mon approche explicative générale des choses lisez l'intro au "Kampuchéa des KR".<br /> <br /> Quant à Rousseau lui-même, n'est-ce pas vouloir supprimer l'argent que de projeter de le rendre "inutile" ?<br /> <br /> Enfin, si des billets ont en effet été imprimés par le front révolutionnaire cambodgien vers 1974-1975 il me semble, et non en 1978, l'idée de les utiliser a très vite été abandonnée et n'était pas<br /> non plus à l'ordre du jour en 1978 lors de l'amorce d'une réorientation économique vers moins d'autarcie.<br /> D'ailleurs, si tel avait été le programme, vous auriez là un motif de rapprochement de ces révolutionnaires avec un Rousseau qui n'aurait pas souhaité selon votre point de vue abolir complètement<br /> l'argent.<br /> Et la piste rousseausiste ou celle des rousseauistes français (vous aurez noté que je n'évoque pas que Rousseau) n'en serait donc que plus pertinente et moins ridicule, et non l'inverse.<br /> Non ?<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Cet article est un peu ridicule pour plusieurs raisons. Il s'agit d'une réédition de l'antienne de Gavroche "C'est la faute à Rousseau". Il est exact que Pol-Pot avait déclaré aimer Rousseau, mais<br /> sa culture était très limitée et je doute qu'il l'ait sérieusement lu et qu'il s'en soit inspiré. L'utopie de Rousseau c'est l'économie de subsistance du village de Clarens, pas une expérience<br /> nationale ni une économie de croissance, comme la terreur khmère rouge voulait en produire.<br /> Pourquoi ne pas invoquer une réféence autrement plus probable ? Mao Ze Dong tout simplement et avant lui Engels et Marx qui dans le Manifeste voulaient "supprimer progressivement l'opposition<br /> ville/campagne". L'inspiration de pol-Pot est dans la thèse de Khieu Samphan "Le cambodge et les problèmes de sa modernisation" qui préconisait une modernisation autarcique. Pas besoin de Rousseau<br /> pour ça. Rousseau détestait l'argent mais n'a jamais proposé sa suppression. Pour Pol-Pot c'était d'ailleurs une mesure provisoire, et il avait fait imprimer en 78 des billets qui n'ont pas pu être<br /> distribués à cause de l'invasion vietnamienne.<br /> <br /> <br />
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