Passé prérévolutionnaire des Khmers rouges, chapitre 4 fin

Publié le par Sacha Sher

Keng Vannsak se souvient que certains de ses camarades suivaient des conférences. Il pouvait probablement s’agir, comme pour un communiste d’origine vietnamienne de la Cité Universitaire, des colloques adressés aux étudiants par les Amis de la revue La Pensée. Autrement, il est certain qu’ils suivirent les conférences ou les cours du soir de l’Université Nouvelle du P.C.F. (dite Université Ouvrière de 1932 à 1940), dont les locaux principaux étaient sis au 8, avenue Mathurin-Moreau, et dont une des annexes, fréquentée par une proportion plus grande d’étudiants se trouvait au 44, rue de Rennes, à côté du café des Deux Magots. L’Université Nouvelle (l’U.N.) était ouverte à tous pour une somme modique, une « cotisation de principe », qui, selon son ancien directeur, ne couvrait que les frais d’électricité et le salaire d’une dactylo chargée de la permanence, grâce à l’engagement bénévole de la totalité des professeurs, tous sympathisants communistes. Le but était de délivrer aux participants des connaissances « non bourgeoises ». Ieng Sary et Pol Pot ont fréquenté l’Université Nouvelle [82] . Khieu Samphan dit y être allé « de temps à autre ». Mey Mann y avait suivi, à « Odéon », des cours de russe et de philosophie marxiste avec ses camarades Sanh Oeurn et Mey Phat . Toutes ces personnes étaient membres du Cercle d’études marxistes, et, selon un autre membre, vers 1953, tous ceux du Cercle étaient tenus d’aller à l’Université nouvelle [83]. Plus tard, Chau Seng Uor en avait été diplômé, mais avait rejoint au Cambodge les rangs de Son Ngoc Thanh. Parmi les membres de l’U.E.K., peu de marxistes fréquentaient l’U.N. Ils privilégiaient les conférences de l’Institut Maurice Thorez, créé en 1964 boulevard Blanqui et devenu plus tard l’Institut de Recherches Marxistes puis, jusqu’à nos jours, l’Espace Karl Marx.

A l’U.N., les enseignements portaient sur l’histoire, la philosophie, les essais historiques de Marx (le 18 Brumaire, La guerre civile en France 1871), la philosophie des Lumières (Voltaire, Rousseau), ou encore le matérialisme dialectique et historique, également traité dans un chapitre de L’histoire du P.C. d’Union Soviétique.

 

Jean-Jacques Rousseau

Plusieurs sources rapportent que Pol Pot était passionné par la littérature française, la poésie de Hugo, de Rimbaud, de Vigny, et de Verlaine dont il citait des vers à ses élèves. Sa formation technique ne le destinait pas à cultiver le goût de la littérature, mais il a dû y être sensibilisé à l’Université Nouvelle du P.C.F.. Selon Keng Vannsak, qui ne le considère pas comme un intellectuel, il « passait la majeure partie de son temps à lire » [84] . Et David Chandler rapporte que Jean-Jacques Rousseau  était un de ses auteurs préférés [85] .

Khieu Samphan et Ieng Sary  l’avaient lu également. Vers 1980-1981, Khieu Samphan avait confié à un journaliste français : « Le premier ministre Pol Pot et moi-même, je vous l’assure, sommes profondément imbus de l’esprit français, du Siècle des Lumières, de Rousseau, Montesquieu... » [86]. Samphan reconnaissait rétrospectivement qu’il avait retenu de Rousseau « son idée que l’homme est né égal et bon, et que c’est la société qui le corrompt ». Aussi voulait-il que le Cambodge « respecte l’égalité des hommes, et l’esprit de la loi ». Mais il refusait d’être rapproché de Mao ou de Robespierre, en dehors du souci d’incorruptibilité de ce dernier, préférant se décrire comme un « intellectuel de formation occidentale » pour qui « c’était le Cambodge qui lui tenait à cœur » [87] .

Rappelons quelques traits de l’œuvre de Rousseau qui ont pu déteindre sur l’idéologie de l’Angkar Padevat (l’Organisation révolutionnaire). Outre sa critique de la propriété, du luxe, du confort, du superflu - jusqu’à s’habiller lui-même des vêtements les plus simples - et son idéalisation d’un état de nature uniforme, son œuvre philosophique comporte bon nombre de passages dénonçant la dépravation des villes, l’inutilité des arts et les maux engendrés par les progrès de la science. D’après Emile Durkheim, l’enthousiasme de Rousseau pour Sparte, son intérêt pour les œuvres de Mably, More, et Morelly, son idéal d’égalité économique ainsi que son rejet des arts et de l’industrie, classe sa théorie dans le « communisme moderne » [88]. Son fameux Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1754) est un ouvrage de référence pour les communistes, notamment le commencement de la seconde partie où la propriété privée est présentée comme la source de toutes les guerres, de toutes les misères et de tous les meurtres du genre humain, alors que naturellement « les fruits sont à tous et [...] la terre n’est à personne » (on sait qu’au Kampuchéa Démocratique la cueillette sans autorisation des fruits, et notamment des noix de cocos, dont l’eau servait de sérum aux malades, valait la rééducation voire la mort). Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique ne mentionnait que deux « chefs d’œuvres de dialectique » au XVIIIe siècle, le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau. Rousseau considérait que les progrès de l’esprit humain étaient des sources d’inégalité extrême dans la manière de vivre, et de maladies. Ce qui l’amenait à formuler ce chef d’œuvre de dialectique : « j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé » [89]. La lecture de cet ouvrage a du être particulièrement envoûtante pour les jeunes Saloth Sar, Ieng Sary et Khieu Samphan  tant est subtil l’art argumentatif de Rousseau. Le 31 août 1755, Voltaire répondait à Rousseau en des termes peu élogieux après avoir lu son Discours: « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage ». Rousseau prévenait que sa tentative d’explication des fondements de la société partait avant tout de conjectures réflexives écartant les faits (c’est-à-dire, disait-il, les hypothèses des autres chercheurs) : « Commençons donc par écarter tous les faits; car ils ne touchent point à la question » [90]. Rousseau  ne se contentait pas d’idéaliser la liberté ou la bonté de l’homme sauvage solitaire laissé à l’état de nature, il proposait aussi dans son Contrat Social un pacte dans lequel le principal engagement était « que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre; car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle » [91]. Dans l’Emile, lu au moins par Mey Mann, Rousseau commençait par inviter les professeurs à arracher leurs élèves à la société, avant de tempérer cette idée. Enfin, ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, moins connues, mais où son côté législateur se donne libre cours, prévoient un certain nombre de prescriptions radicales et autarciques visant à se soustraire à l’influence des puissances habituées au commerce, à l’industrie, aux arts et aux sciences, et à devenir riche en cultivant les champs sans se soucier du reste.

Pour peu que Pol Pot ou d’autres se soient intéressés à la vie de ce philosophe, le caractère de Rousseau a pu les marquer : la misanthropie ou la méfiance de ce dernier, son goût pour la vie d’ermite, son complexe en partie fondé de persécution l’amenant à fuir en Angleterre en 1765, enfin son penchant à enseigner la vertu qui semble se refléter dans les attitudes de pédagogue de Pol Pot.

 

Saloth Sar / Pol Pot dit avoir acquis de vieux livres d’occasion le long de la Seine. Il en avait beaucoup. L’ouvrage qui l’avait suffisamment passionné pour en avoir gardé souvenir quarante cinq ans après, était La Grande Révolution Française [92]. L’utilisation de l’adjectif « grande » suggère qu’il mentionnait ici La Grande Révolution: 1789-1793, du prince anarchiste Pierre Kropotkine, dont le titre original en russe est La Grande Révolution Française: 1789-1793, car il n’existait pas, à notre connaissance d’autre titre équivalent en français [93]. Ce souvenir illustre assez le fait que, comme l’avait dit Thiounn Mumm à David Chandler en 1988, reprenant la remarque d’Axelrod au sujet de Lénine , Pol Pot était « le seul homme qui ne pensait à rien d’autre qu’à la révolution, et qui, dans son sommeil, rêvait de révolution » [94]. Cette première histoire de la Révolution prenant en compte le côté des classes populaires, selon une approche sociale, communisante, et non politique et bourgeoise, avait été écrite en 1909 dans le but de répondre à l’histoire radicale-socialiste formulée lors de la commémoration du centenaire de la Révolution [95]. Pol Pot reconnaissait ne pas avoir tout compris mais qu’il l’avait juste lu. Il ne pouvait donc alors comprendre tout ce qu’il lisait en français, d’autant que le livre de Kropotkine était très touffu et demandait une certaine familiarité avec l’histoire de la Russie à laquelle se référait régulièrement l’auteur. Il parlait néanmoins couramment le français [96]. Keng Vannsak, qui ne cherche absolument pas à le glorifier, avait dit à Kiernan qu’il « ne manquait pas d’intelligence », et nous avait signalé qu’il lisait des journaux, et qu’à son retour de France il était devenu communiste, « très compétent idéologiquement, plus même que Ieng Sary » [97], lequel, rappelons-le, avait déjà lu le Manifeste de Marx et Engels avant 1950.

Une histoire intitulée La Révolution Française, avait été publiée en 1948 par Albert Soboul, professeur au lycée Henri IV qui donnait, dès le début des années cinquante, à l’Université Nouvelle, des cours de tendance marxiste sur la Révolution Française [98]. Plus tard, les étudiants de l’U.E.K. qui rejetaient la monarchie constitutionnelle et l’inamovibilité du prince Sihanouk devenu chef d’Etat en 1960, allaient très bien connaître la référence qu’était pour l’époque le Précis de la Révolution Française de Soboul, publié en 1962 aux Editions Sociales dans une version moins subtile que sa thèse [99] . La façon de professer de Soboul a pu varier, mais certains aspects de la Révolution Montagnarde exposés dans son Précis ont pu retenir l’attention de ces étudiants anti-monarchistes [100].

Rappelons les discours, facilement repérables dans le texte, de Marat sur « le despotisme de la liberté », titre même d’un chapitre du Précis. Aux Girondins qui « une fois encore crièrent à la dictature » devant les arrêts du Comité de Salut Public créé les 5 et 6 avril 1793, Marat répliqua : « C’est par la violence qu’on doit établir la liberté, et le moment est venu d’organiser momentanément le despotisme de la liberté, pour écraser le despotisme des rois »[101]. A ce moment-là, faut-il rappeler, les Girondins voulaient guillotiner Marat [102].

La future méfiance à l’égard de la vie urbaine peut provenir entre autres de la lutte supposée des « jacobins » contre le « fédéralisme » contestataire du pouvoir central (cette notion polémique est abandonnée par les historiens depuis trente ans [103]). Fait troublant lorsque l’on pense à l’évacuation des villes organisée par les révolutionnaires cambodgiens afin d’étouffer toute résistance, la période montagnarde de la Révolution française fut marquée par une série de répressions menées contre les villes de province. Soboul évoquait les exécutions des rebelles de Nantes par Carrier, de Bordeaux par Tallien, de Toulon par Barras et Fréron. Et plus qu’ailleurs, la Convention montagnarde, « la République » pour Soboul, se heurta à la rébellion inattendue de la ville de Lyon qu’il fallut mater en en faisant le siège durant deux mois (d’août à octobre 1793). Tel que les faits étaient présentés simplement dans le résumé de la thèse de Soboul, Barère, rallié à la Montagne, fit voter le 12 octobre par la Convention, « la destruction de la ville », ouvrant la voie aux exécutions de masses menées par Collot d’Herbois et Fouché :

« Tout ce qui fut habité par le riche sera démoli; il ne restera que la maison du pauvre, les habitations des patriotes, égorgés ou proscrits; ... la réunion des maisons conservées portera désormais le nom de Ville Affranchie » [104].

Ok Sakun, dans la maison duquel eut lieu le congrès « fondateur » du Parti des travailleurs cambodgien en 1960, et qui fut plus tard chargé du bureau politique du ministre des Affaires Etrangères, admettait que la Révolution Française avait fortement marqué ses camarades et lui-même car elle leur avait ouvert des horizons nouveaux [105].

Suong Sikœun, resté 13 ans en France, avant de devenir cadre du GRUNK et du K.D., reconnaissait à la fin de l’année 1996, à une journaliste du Phnom Penh Post, alors qu’il se trouvait au fief de la guérilla à Phnom Malay, que la Révolution Française l’avait vivement inspiré. « J’ai été très influencé par la Révolution française, et particulièrement par Robespierre. De là, il n’y avait qu’un pas pour être communiste. Robespierre est mon héros. Robespierre et Pol Pot : les deux hommes ont les mêmes qualités de détermination et d’intégrité ». La traduction de Florence Compain pour le Figaro de l’interview réalisée par Christine Chaumeau donnait « Mon héros, c’est Robespierre (...) Je suis un produit de la Révolution Française que j’ai étudiée au collège de Kompong Cham. De Robespierre à Pol Pot, il n’y a qu’un pas. Ils ont la même détermination, la même intégrité » [106], ce qui a amené les rectifications suivantes de Suong Sikœun, après la mort de Pol Pot :

« J’avais voulu plutôt dire fervent admirateur de la Révolution Française. Mon héros était bien entendu Robespierre, surnommé l’Intransigeant, ce qui le fit ressembler, sur ce point, à Pol Pot, qui n’était guère un saint, donc intègre, loin s’en faut. Lors de mon interview, je n’avais jamais déclaré que j’admirais Pol Pot. J’avais seulement dit " De Robespierre à Pol Pot, il n’y avait qu’un pas ". Ce qui m’attirait dans la Révolution française c’[était] les idéaux d’égalité et de Justice sociale ».

Sikoeun, qui citait à la journaliste Louis Aragon dans « la ballade de celui qui chanta dans ses supplices, et avait lu des romans d’Elsa Triolet et les Misérables de Victor Hugo, nous a confié avoir lu plusieurs ouvrages sur la Révolution française, notamment le Précis d’Albert Soboul (son ancienne épouse Laurence Picq le confirme), lorsque ce dernier était son professeur d’histoire à la Sorbonne. Il appréciait aussi particulièrement les cours d’histoire économique de la Révolution française donnés par Ernest Labrousse, un socialiste anti-communiste.

 

III. Séjours en pays socialistes.

 

Tous les deux ans, des festivals mondiaux de la jeunesse étaient organisés par la Fédération Mondiale de la Jeunesse Démocratique dans un pays de l’Est de l’Europe. Si des étudiants de toutes tendances y étaient conviés, il semble que parmi les Cambodgiens de France, les marxistes étaient les seuls à s’y déplacer.

En août 1951 le IIIe festival se tint à Berlin, en août 1953 le IVe se déroula à Bucarest, en 1955 à Varsovie, etc. François Debré et François Ponchaud avaient écrit que Saloth Sar était parti à Berlin-Est en 1951. David Chandler rapporte, d’après Thiounn Mumm, que Saloth Sar était alors en Yougoslavie, mais que Hou Yuon , Thiounn Mumm, Thiounn Prasith, Sien An, Rath Samoeun, et Ieng Sary y étaient. Mey Mann  se rappelle, parmi une douzaine d’étudiants, de la présence de Thiounn Mumm, Phung Ton, Ieng Sary, Rath Samoeun, San Oeurn, Yun Soeurn  (mais il doit se méprendre sur la présence de Nghet Chhopininto, qui était parti, lui, en Yougoslavie en compagnie de Hou Yuon) [107] . D’après les renseignements français, le chef de la délégation des étudiants cambodgiens était Thiounn Mumm. Tous faisaient évidemment partie de la délégation française, comptant environ deux ou trois mille participants. Le 23 juillet 1954, un étudiant khmer interrogé par la radio « La voix du Khmer Issarak » rapportait que les étudiants étaient allés au « congrès » de Bucarest en août 1953 et au congrès de Vienne en mars 1953. A cette dernière date, il s’agissait en l’occurrence d’une conférence internationale des droits de la jeunesse tenue du 22 au 27 mars et regroupant 500 jeunes de 50 pays pour dénoncer une situation qui « ne cess[ait] d’empirer », exiger la paix, la démocratisation de l’enseignement, la baisse du fermage, la hausse des salaires, etc. Il s’était également déroulé un congrès pour la Paix à Vienne en décembre 1952 [108].

Ces festivals n’étaient pas le lieu d’apprentissage de méthodes de propagande et de subversion. Leur vocation se limitait à servir de véhicule à une propagande gouvernementale. On rassemblait la jeunesse internationale la plus éclectique possible du point de vue politique, lors d’une grande fête, afin de lui montrer, derrière des mots d’ordre pacifistes, au cours de visites, les réalisatio

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