A-t-on LU Chomsky (1) ? Chomsky aux prises avec le tissu de mensonges sur le Kampuchéa révolutionnaire

Publié le par Sacha Sher

nchomsky-430x170.jpg
Correspondance entre Noam Chomsky
 et François Ponchaud en 1977 et 1978. Lettre de Ponchaud à John Barron et lettre de Torben Retbøll à Ponchaud.

Les lettres de Ponchaud sont reproduites en français, mais il existe aussi une version anglaise de sa lettre du 17 août 1977 dans les archives de l’association Espace Cambodge. Après quelques échanges, Ponchaud finit par se braquer. Ponchaud n’a pas non plus souhaité rencontrer Chomsky en France et le considère toujours aujourd’hui comme une « vile personne », un homme « aveuglé par ses certitudes » dont les « a priori idéologiques » « empêchent de voir le réel » [4] . Il est de bons orateurs qui n’ont guère le sens de l’écoute. Aujourd’hui encore Noam Chomsky est trop souvent l’objet de « pâtés de mots fielleux » [5] de la part de journalistes de la « grande » presse.

Nous estimons que Chomsky ne fait pas preuve d’a priori en voulant retracer la façon dont ont été rassemblées et condensées certaines informations. Or les approximations, les certitudes, et les silences de Ponchaud pèsent lourd. Certains considèrent que Ponchaud est un exemple de conscience, de moralité, ou d’honnêteté. Ces qualités sont assurémnt importantes pour un historien ou un témoin, mais une qualité non moins importante est l’autocritique. Or, Ponchaud ne brille pas par ce côté de sa personnalité. Nous voulons faire connaître au lecteur qu’il nous a écrit avoir entendu la phrase « il suffit d’un million… » à la radio, alors qu’il ne le mentionne ni dans son livre ni dans sa correspondance des années soixante-dix. Il n’a visiblement pas procédé à suffisamment de contrôles en interrogeant ou en utilisant des relations écrites de témoins (dont certaines en français – car il n’a pas seulement interrogé les témoins « dans leur langue maternelle », comme il l’écrivait dans un article réponse à Libération le 20 avril 1976). Il a enfin fait preuve d’un esprit de parti manifeste et tragique par sa mauvaise volonté et son retard à dénoncer le faux de Paola Brianti paru dans Famiglia Cristiana en septembre 1976.  Il apprit qu’il s’agissait d’un faux le 28 janvier 1977. Chomsky l’alerta le 17 octobre 1977 du risque de nouvelle intervention américaine au Cambodge induit par l’exploitation de ce faux. Ce n’est qu’à la fin du mois de juin 1978, lorsque planaient des menaces vietnamiennes sur le Cambodge, qu’il se décida à dénoncer ce faux par une lettre à un journaliste américain, dont une copie était envoyée à Noam Chomsky avec pour condition de n’être publiquement citée qu’in extenso…

Dans les lettres qui suivent, nous avons mis les titres de journaux et de livres en italiques, ajouté nos remarques entre crochets dans les seules lettres de Ponchaud, et n’avons corrigé que les erreurs typographiques – ponctuation, espacements, accentuation, singulier/pluriel, majuscules / minuscules.

 

— François Ponchaud à Noam Chomsky , Sallanches le 17 août 1977.

 

Cher Monsieur Chomsky,

 

Robert Silvers, Editeur de The NewYork Review of Books a jugé bon de me faire part de vos réactions à la lecture de l’article de Jean Lacouture recençant mon livre Cambodge Année Zéro. Il m’a également communiqué la correspondance qui a suivi.

Je suis très touché de constater le profond intérêt que vous portez au peuple khmer et à sa révolution. Votre esprit critique et votre recherche de la vérité sont appréciés quand il s’agit d’écrire l’histoire, selon votre propre expression. C’est cependant au nom de cet esprit critique et de la recherche de la vérité que je me permets de vous faire part de mes réflexions.

A la lecture du Nouvel Observateur, [n°642, 28 février - 6 mars 1977,] j’ai été surpris et peiné de constater, comme vous, que Jean Lacouture avait fait des erreurs dans sa recension. Cependant, à la réflexion, je n’ai pas manifesté mon désagrément, car j’ai estimé que ces graves erreurs portaient plus sur la forme que sur le fonds et ne déformaient pas ma pensée.

1) Vous avez raison de faire remarquer que le Prachachat est un journal thaïlandais et non gouvernemental de l’Etat démocratique du Kampuchéa. Le reporter citait un officiel du nouveau régime, non nommé, en poste à paris, puis donnait son commentaire. (Je me permettrai de vous faire parvenir une photocopie de ce journal lors de mon retour à paris où sont mes archives). Si Jean Lacouture s’est trompé, je ne comprends cependant pas votre argumentation, comparant cet article à un éventuel article de la Pravda citant un officiel américain. Dans mon livre, cette phrase comparant la révolution khmère à une corbeille de fruit renversée est une image, une comparaison, qui m’a paru très lumineuse. Ce n’est pas une SOURCE, un argument, mais simplement une comparaison, une illustration très suggestive, évocatrice, permettant de comprendre l’analyse serrée de la réalité de cette révolution que j’avais conduit dans mon troisième chapitre. Que l’origine de cette phrase soit une parole d’un communiste, d’un anticommuniste ou d’une autre personne n’a absolument aucune importance, car ce n’est qu’une figure que j’ai trouvée très suggestive.

2) vous vous étonnez de ce que la phrase citée en page 97 de mon livre, ne corresponde pas à celle que j’avais citée dans mon article du Monde du 18 février 1976.  Sans me consulter, Mr R. Silvers vous a répondu très correctement. Lorsque j’ai écrit l’article du Monde, j’avais en main le témoignage d’un réfugié affirmant que Mr Moul Sambath, appelé aussi Kéo Ngauv, chef de la région Nord West du Cambodge avait dit en réunion à Mongkolborey le … (je n’ai pas ma documentation chez moi, en Savoie, mais à Paris) : « il suffit d’un million de jeunes pour reconstruire le pays ». c’était la première fois que j’entendais cela. Ensuite j’ai à nouveau entendu plusieurs témoignages de réfugiés, originaires e Battambang, de Mongkolborey, de Siemréap, de Phouk… me dire la même phrase avec quelques modifications pour le nombre : de 100 000 à 2 millions [En 2001, Ponchaud nous a écrit l’avoir entendu à la radio, chose introuvable dans les traductions réalisées à chaud par la BBC]. J’en ai conclu que c’était une phrase chère à Moul Sambath, et qu’il se plaisait à la répéter, fusse-t-elle avec quelques modifications. Ces modifications étaient peut-être dues également aux témoins qui rapportent chacun à leur façon une phrase entendue. Elle correspond à d’autres phrases du même genre que je n’ai pas citées. L’une d’elle vient de m’être connue ces jours-ci : X… « La veille de mon départ, le 4.12.76, le Kanak Phum chef de village) de Prek Khpôp a fait un meeting ; il a déclaré : « il suffit que dans une coopérative il ne reste que 400 personnes, si ces personnes sont droites, propres et correctes (treum treuv saat lââ), et non des coopératives allant jusqu’à 8.000 personnes comme à présent ».

Je prends cette phrase dans le même sens que les précédentes, non comme une volonté de réduire les coopératives à 400 personnes ou le Cambodge à 1 million d’hommes, mais comme une détermination de purifier le Cambodge, sans tenir compte de la vie des gens. C’est donc plus une « redoutable boutade » qu’une affirmation explicite. Elle correspond très bien à la phrase connue de tous les réfugiés concernant la vie des gens non totalement acquis au régime : « A les garder en vie nul profit, à les faire disparaître nulle perte ». [Nous savons maintenant que la phrase originale khmère n’est pas aussi explicite].

C’est par souci de vérité que j’ai transformé la phrase écrite dans le Monde et non pas par manque d’esprit critique ou par volonté de dramatisation, au contraire car j’en ai atténué la portée.

 

3) Les pages 72 et 73 de mon livre vous ont posé des interrogations : étaient-ce les réfugiés ou la radio qui est source des slogans affirmés ?

« Ecraser totalement l’ennemi » est dit, redit tout à souhait par la radio. (je ne puis vous donner présentement la référence, mais vous la donnerai si cela vous intéresse). On ajoute même « les ennemis visibles et invisibles » [Nous ne l’avons pas lu dans les traductions de la BBC], « ceux qui sont en rapport avec l’ennemi », etc… par « Ennemis », il ne faut pas comprendre uniquement les américains, les français, les Thaïs ou les Viêtnamiens, mais en premier lieu les gens de l’ancien régime, et même tout et tous ceux qui s’oppose de quelque façon à la « marche de la révolution ». les autres phrases m’ont été citées maintes et maintes fois par les réfugiés. Nous reviendrons plus tard sur la valeur du témoignage des réfugiés. J’avais entendu moi-même, le 8 mai 1975, alors que je venais de traverser la frontière, dire que les services américains avaient capté des ordres concernant l’exécution des familles des officiers, femmes et enfants compris. « Propagande anticommuniste de la CIA », avais-je pensé à l’époque. cependant, après enquête auprès de milliers de réfugiés, je me demande si le fait ne serait pas exact. Je n’ai pas de preuve évidente dans ce sens, mais les exemples précis sont trop nombreux pour ne pas relever d’un plan d’ensemble. Encore hier, en traduisant une lettre d’un réfugié, j’apprends : « a Dang Rong (Dambân de Banteay Néang, Mongkolborey) ils se sont emparés des fonctionnaires de Lon Nol ainsi que de leurs enfants mâles, et les ont tués. Cela m’a parut manifeste : un dénommé Phôn était agent des eaux et forêt. Ils dirent qu’il était agent des eaux et forêt, se saisirent de lui et de ses enfants, et le tuèrent à l’Est du village… A l’Est du village ils prirent également le dénommé Phan qui était douanier ainsi que ses tout petits enfants, et les tuèrent aussi ».

Le réfugié qui ma écrit cela est entré en Thaïlande le 14.6.77. Cet exemple n’est pas unique, je puis vous en donner beaucoup d’autres. Je pense d’ailleurs que c’est très logique dans la mentalité khmère, pour autant que je puisse la connaître : le sens de la famille étant tellement aigu que les fils se devraient de venger leur père !

Vous vous demandez s’il faut attribuer ces agissements au régime ou aux chefs locaux. Personnellement je me suis demandé longtemps la réponse. Il [est ?] pour moi une évidence, après longue enquête, que c’est le Kanak Khum (chef de canton) qui a droit de vie ou de mort sur les gens du canton. De lui dépend en grande partie l’atmosphère régnant dans le canton. Cependant il [est ? ] curieux de constater que les récits des réfugiés se ressemblent étrangement d’un endroit à l’autre, que les slogans cités pp. 72 et 73 reviennent un peu partout, parfois avec quelques modifications. Il est étonnant de constater que le scénario de la prise de toute les villes a été le même ; que le langage tenu dans les réunions politiques est partout le même ; que des mots d’ordres arrivent partout au même moment, par exemple : un durcissement très net vis à vis des anciens instituteurs qui a commencé durant les premiers jours de 1976… Je serai donc tenté de croire que ces ordres émanent de haut et sont voulus, non seulement ignorés ou tolérés par le pouvoir. Cela correspond à une vision de l’homme : « A le garder en vie nul profit, etc… »

 

4) le nombre de morts au Kampuchéa est une source de discussion très longue. Vous demandez mes sources : 800.000 morts, depuis le 17 avril, chiffre que j’avais cité dans l’article du Monde du 18 février émanait d’un diplomate français, en poste en Asie du Sud-Est (non en Thaïlande) qui m’avait été donné au cours d’une conversation privée : c’est pour cela que j’ai écrit : « source diplomatique officieuse ». Les chiffres de 1.200.000 étaient donnés par l’ambassade américaine de Bangkok (vous avez deviné juste), ceux de 1.400.000 étaient donnés par les services caritatifs américains en poste à Bangkok (Catholic Relief Service et World Vision). Je n’ai pas cité Famiglia Cristiana de septembre 1976, car je sais de source sûre, que la journaliste italienne n’a jamais interviewé Khieu Samphân : elle était en compagnie de journalistes français, et ne les a jamais quittés.

Dans mon livre j’essaye de rester serein et de ne pas forcer les chiffres. Si je devais réécrire à présent, je serai plus catégorique : le nombre de morts de la paix est absolument HALLUCINANT, tous les témoignages le confirment. Dans « Distortions at fourt[h] hand » [Voir The Nation, June 25, 1977], vous examinez les chiffres que j’apporte : les 200.000 morts des bombardements américains sont maintes fois affirmés par la radio ( je n’ai pas cité de référence, mais pourrai le faire que je rentrerai à Paris.) Les 80.000 morts et 240.000 blessés qui vous paraissent « implausible » sont cités par Khieu Samphân (discours radiophonique du 17 avril 1976). Pour les morts de la paix, il est très difficile de chiffre[r]: et sans doute ne le saura-t-on jamais avec précision.

Vous avez raison de dire que les Khmers Rouges n’ont pas exécuté deux millions de personnes ! c’est faux. Par contre, dire comme Mr Sampson, qu’ils n’en ont exécuté que « cent ou mille, plus que centaines de milliers » est également faux ! Si Mr Sampson se base sur des données concrètes, chiffrées, dans la première partie de sa lettre (données avec lesquelles je suis en total accord), il ne se base que sur des à priori dans la seconde partie. J’ai pour ma part suffisamment de témoignages pour affirmer que les morts par éxecutions sont certainement plus d’une centaine de milliers. Bien sûr, ce n’est pas une évidence, car personne n’a été les compter, mais les témoignages indépendants sont trop nombreux pour ne pas affirmer d’une façon qui ne laisse aucun doute possible que : 1- TOUS LES OFFICIERS (je ne parle pas de leur famille) qui n’ont pu déguiser leur identité ont été éxecutés ; 2- La majorité des sous-officiers et hommes de troupe ; 3- TOUS les hauts fonctionnaires : 4- Une très grande partie des moyens et petits fonctionnaires ; 5- Une grande partie des instituteurs, de très nombreux étudiants ; 6- Tous ceux qui ont manifesté quelque répugnance ou opposition au régime… Je ne tiens pas à généraliser davantage, par crainte d’induire en erreur.

Cependant, la majorité des morts est causé par une autre cause : le travail forcé, la faim, le manque d’infrastructure sanitaire. C’est cela qui  causé le plus grand nombre de départ pour l’étranger. qu’il me soit permis d’esquisse un sourire douloureux en lisant la fin de l’article de W.J. Sampson qui affirme que la cause de la dépopulation du Cambodge est l’émigration ! l’émigration des Viêtnamiens a commencé sous Lon Nol en 1970, et dans les zones libérées peu de temps après ; elle s’est continuée après 1975, mais n’a pas pris des proportions catastrophiques !

 

5) bien sûr, me direz-vous, vos affirmations ne reposent que sur le témoignage des réfugiés. Or les réfugiés ne sont pas crédibles ! bel à priori pour quelqu’un qui cherche à écrire l’histoire en partant du réel et non de ses idées préconçues ! « Ponchaud gives no evidence of having taken the normal precautions in constrat [sic] to many observers… » dites-vous dans une lettre à mr. R. silvers. « Ponchaud’s book lacks the documentation… » écrivez-vous dans « Distortions at Fourth hand », « His account is at best second-hand »… Puis-je vous poser une seule question : « Combien de réfugiés khmers avez vous interviewés, où, quand, en quelle langue » ? votre travail sur le Laos, pour intéressant qu’il fût, concerne un autre pays, une autre mentalité, et je ne veux pas me prononcer dessus.

Ma formation intellectuelle et mon travail était celui d’exégète biblique comparer [ ?] les sources pour chercher à connaître la vérité historique. Je ne pensais pas qu’un jour j serai amené à faire un tel travail sur le Cambodge.

Dans mon livre, p.10, je dis avoir en ma possession 94 relations ; j’en possède une trentaine de plus, depuis la sortie de mon livre (le 4 février 1977 et non en janvier, pour préciser). J’aurai dû ajouter que en plus de ces 94 relations retenues, il y avait toutes les relations orales des gens qui ne savant pas écrire, et qui doivent bien dépasser le millier actuellement. Mon travail actuel consiste à rendre visite aux Khmers réfugiés en France (10.000 environ). Je les écoute parler, pour qu’ils puissent soulager leur cœur de tant de souffrance.

La première précaution est de connaître la provenance : sur les 94 témoignages retenus, 77 viennent de Thaïlande, 17 du Viêtnam. Parmi les sources non écrites, je commence à avoir une cinquantaine en provenance du Viêtnam. Si les renseignements concordent, il y a quelque probabilité pour qu’ils soyent [sic] exacts. Pour les sources venant de Thaïlande, il faut vérifier de quels camps ils émanent : il y avait une douzaine de camps en 1975, il en reste 4 actuellement ; si les renseignements se recoupent, il est plausible qu’ils soyent [sic] exacts, sans avoir subi obligatoirement l’affabulation du temps.

Deuxième précaution : la personne du témoin. D’office je me méfie des gens qui parlent français, des officiers, des gens de l’administration : trop liés avec l’ancien régime, ils peuvent plus facilement abuser. Je me méfie des gens qui viennent spontanément me confier quelque chose, des gens qui ont des révélations à faire, des gens qui en savent trop. Si vous vouliez consulter mes documents, ils sont à votre disposition, (mais une grande partie sont en khmer) : vous verriez que je n’ai pas retenu les déclarations fracassante de Suos Hieng, de Danh Sang et de bien d’autres… Je suis fils de paysan, ayant cultivé la terre jusqu’à 25 ans, et je me méfie du sensationnel et des beaux parleurs des villes.

Troisième précaution : le recoupement dans l’espace et le temps, ainsi qu’avec la voix officielle du pays. Le massacre des officiers de Battambang dont je parle pp.60-64 m’a été rapporté par deux témoins dont je puis vous donner le nom : Phim Uong, capitaine, tué par la suite, et Koam Kiri : tous deux faisaient partie du lot. Il y a encore deux autres survivants. Ce massacre a été confirmé par plusieurs autres (pp.63), et j’ai traduit ce matin même le témoignage d’un réfugié qui a passé la frontière le 14.6.7. Cette histoire , même si tel ou tel témoin y ajoute le fruit de son imagination, a des chances sérieuses de comporter le noyau central de vérité, car il n’y a pas de fumée sans feu, comme l’on dit en français, surtout si beaucoup voyent [sic] la fumée et qu’elle fume longuement.

Concordance dans l’espace : vous dites que les seuls témoins cités viennent du Nord Ouest : c’est une erreur, je cite Rông (p.75), en réalité Khieng Savang, que je connais très bien, que j’ai vu partir de l’ambassade, que j’ai revu à son retour : il était dans la région de Svay Téap (Kompong Cham) [ce pharmacien, parce qu’il savait compter rapidement, était bien vu par le chef de village qui l’appelait « le Savant ». Il ne paraît témoigner que pour l’année 1975]. Durant ce mois, j’ai reçu des témoignages venant de Takéo, de Kompong Som, de Kompong Chhnang, de Kompong Thmar (Kompong Thom), de Baray (Kompong Thom)… Il est vrai que depuis le départ de mes amis français de Viêtnam, je n’ai plus beaucoup de renseignements venant de ce côté, mais en 1976, j’avais des renseignements venant de Kandal, de Takéo, de Prey Veng, de Svay Rieng… Une grande zone d’ombre : Rattanakiri, Mondolkiri, Stoeung Treng, Kompong Cham et Prey Veng Est. Je ne puis dire ce qui s’y passe.

Concordance surtout avec la radio, voix officielle du Kampuchéa : les réfugiés sont comme « des grenouilles dans un puits », ils pensent que le ciel est limité à la margelle. Ils ont souffert, et ne comprennent pas trop pourquoi ils ont souffert, pourquoi ils ont travaillé, pourquoi on a tué tel ou tel. Rares sont les Khmers qui sont capables de faire une synthèse de ce qu’ils ont vécu. Personnellement la radio m’indique dans quel sens il faut lire les récits des réfugiés : tout ce qu’ils racontent, parfois en exagérant, a un sens, s’inscrit dans le mouvement révolutionnaire, la « roue de l’histoire » pour employer le langage Khmer Rouge.

Vous dites à juste titre que les réfugiés veulent noircir le tableau : je le dis p.223. c’est compréhensible. J’ai posé des questions précises de lieux (que je connais), de personnes, de dates, : là il n’y a pas d’échappatoires pour l’imagination, même fertile. Certains réfugiés me prennent pour un partisans des khmers Rouges, car je me montre parfois très sceptique. Un certain Chung Bor, qui se prétendait cadre Khmer rouge, avoir participé à l’exécution de 5.000 personnes a été démasqué par moi, au bout de deux heures de discussion… [il s’agit du « Chong Bo » qui s’était exprimé lors d’une conférence de presse organisée par un faux chef de gouvernement khmer pour la libération, avide d’aides, le colonel Souvatthana – voire la mise au point de Ponchaud dans Le Monde du 18 septembre 1976 – et dont le Figaro du 22 avril 1976 et Le Monde du lendemain reprenaient les propos, et du « Chong Bol » que le gouvernement du Royaume-Uni mentionnait encore sans citer sa source en juillet 1978 dans un rapport envoyé à l’O.N.U.].

Un critère supplémentaire est celui du langage : les réfugiés qui ont vécu un long temps chez les Khmers Rouges utilisent un vocabulaire nouveau qu’ils n’ont pu inventer.

Un grand nombre de témoignages sont écrits en Khmer, quelques jours après le passage des auteurs en Thaïlande, donc sans avoir subi trop fortement l’effet des dures conditions de vie dans les camps. Un de mes mais qui a passé 32 ans au Cambodge, qui parle khmer aussi bien que le français et qui rend visite aux réfugiés invite les nouveaux venus à écrire le récit de leur vie, avec le plus de détails possibles qu’ils ne peuvent inventer. Dès que quelqu’un généralise, je me méfie. Avant de faire mon livre, je suis allé moi-même rencontrer tous les témoins qui m’avaient écrit, par souci d’honnêteté. Je ne les ai pas reçu à l’hôtel comme M  B. Kiernan, car c’étaient des pauvres, et je n’avais pas besoin d’interprète, comprenant le khmer presque comme le français. Cela évite des erreurs. Comme je n’apportais jamais rien avec moi et que je ne faisais pas partie d’un service caritatif, ils n’avaient aucun intérêt à se plaindre éxagérément [n’espèraient-ils pas la moindre aide ?]. Beaucoup ne me voyaient qu’en frère qui va trouver ses frères dans le malheur et cela facilite les rapports ; chose dont ne jouissent pas tous les journalistes.

Que je me sois trompé sur quelques points, je le concède. Je le dis dans mon introduction. Que je n’apporte aucune documentation sérieuse, NON, je ne suis pas d’accord. Vous me comparez à d’autres, mais ce n’est pas un honneur pour moi : Patrice de Beer : la recension de la prise de Phnom Penh est un scandale pour quelqu’un qui a vu de ses yeux ! [elle correspond pourtant à la vision d’autres témoins] Devant cette sérieuse carence [De quoi s’agit-il exactement ?], il a été rappelé à Paris. Dans un article paru en novembre 1975 [le 8] , il dit que l’on peut faire dire n’importe quoi aux réfugiés : c’est exact. Lui-même citait Yen Savanary, instituteur qui travaillait au Phnom Thippadey ; cet instituteur lui avait dit que les travailleurs des chantiers mangeaient à leur faim, mais que les villageois mourraient de faim : Patrice de Beer n’a retenu que la première partie de la phrase qu’il a généralisée à l’ensemble du pays ! Le malheur a voulu que Yen Savannary avait été interviewé par mon ami [il s’agit du père Bernard Venet] quelques jours auparavant et que je venais d’écouter le récit avant de voir comment il était transformé par le Monde !

B. Kiernan apporte des éléments intéressants, mais rien d’inédit. Il critique les articles de journaux qui sont peut être inspirés par une propagande antirévolutionnaire, mais quelles preuves apporte-t-il sinon des déclarations officielles ?

Georges C. Hildebrand and Gareth Porter ? Leur documentation est très fouillée, mais se base surtout sur les déclarations du gouvernement. Le troisième chapitre est nettement le moins bon : c’est une étude du langage des révolutionnaires, mais correspond-il à la réalité ? Si vous, Américain, vous devez avoir l’esprit critique vis à vis des déclarations du gouvernement français, pour quelles raisons devrais-je le perdre totalement quand il s’agit des déclarations du gouvernement de l’Etat Démocratique du Kampuchéa ? A priori je ne doute pas de ce qu’il dit, mais je le prends comme un élément du dossier, à vérifier lui aussi. Je pense d’ailleurs que les chapitres 5 et 6de mon livre vous ont montré que je connaissais un peu le discours officiel.

Contrairement à ce que pensent Mr Hildebrand et Porter, je dois affirmer après analyse des faits, et non seulement du discours ou des journaux, que la déportation de Phnom Penh a été catastrophique et qu’elle était voulue par motifs idéologiques : pourquoi toutes les autres villes l’auraient été semblablement, pourquoi les villes ne seraient pas repeuplées ?

Je dois aussi affirmer que la famine a sévi depuis le 17 avril à la fin 1975, puis d’avril à décembre1976, puis d’avril à nos jours. Pourquoi ? j’affirme le fait, après analyse, mais les raisons sont à chercher. Les récoltes ont été bonnes, mais le riz emporté, sans doute pour le commerce extérieur (bien que les chiffres officiels d’exportation sont ridiculement faibles). En ce qui concerne la malnutrition, deux catégories sont à distinguer : « le peuple de base », ou « ancien peuple », libéré avant 1975, qui mange à peu près à sa faim ; « le nouveau peuple », ou « prisonniers de guerre » (ce n’est pas une confusion de ma part, comme vous le dites : interrogez beaucoup de réfugiés, cela vous le prouvera) : mange très mal, juste pour avoir suffisamment de force pour travialler.

Que les bombardements américains aient été la cause de la famine de 1975, et de la mort de beaucoup de gens, je vous le concède, mais il faudrait également ajouter la volonté systématique des Khmers Rouges de tout détruire ce qui rappelle le passé. Que l’estimation des vivres stockés à Phnom Penh au 17 avril 1975 soit un peu excessive, je vous le concède, mais je travaillais en étroite collaboration avec un comité d’entraide, et je savais les quantités de riz stockées illégalement, qui n’entraient donc pas dans les calculs officiels de Mr Long Boret ; c’était d’autre part sa politique de crier famine pour émouvoir les parlementaires américains. Que j’ai un peu exagéré, soit ! Quant aux articles de Nayan  Chanda et de William Shawcross, je dois me considérer comme très honoré d’être comparé à eux : leurs conclusions sont sans doue plus proches des miennes que les vôtres ou celles de Hildebrand et Porter.

 

Je suis toutefois un peu étonné des préjugés que vous portez à autrui. Vous dites  « Has an anti-communist bias and message » ! Loin de là mon propos. Si vous avez lu mon introduction, j’appelais la révolution de mes vœux ! C’est contre mon gré, devant la masse de renseignements recueillis et soigneusement recoupés, à mon corps défendant que j’ai dû conclure à l’horreur. J’aime trop le peuple khmer pour vouloir à priori salir sa révolution qui me fascine autant qu’elle me terrifie [On est vraiment là dans le domaine de l’émotionnel ]. Vous qui souvent partez d’idées, vous devriez vous souvenir de ce qu’a écrit André Fontaine dans Le Monde (je n’ai pas la référence sous les yeux, et cite de mémoire) : « Comment se fait-il que seul le Cambodge soit la cible de la propagande réactionnaire ? Quelle fatalité s’attache-t-il à ce pays pour qu’il n’y ait que du Cambodge que soient inventé de pareils récits terrifiants, alors que le Viêtnam et le Laos voisin ne sont pas sujets à une vague de dénigrement ? N’y aurait-il pas quelque fondement objectif ? ». [Une condition le favorise indéniablement : le fait qu’il soit impossible de pénétrer dans le pays pour vérifier tout ce qui circule sur son compte. Signalons au lecteur que Noam Chomsky et Edward S. Hermann s’efforcent d’analyser toute la presse américaine à propos de l’Indochine révolutionnaire dans The Political Economy of Human Rights, vol. II, After the Cataclysm : Postwar Indochina and the Reconstruction of Imperial Ideology, South End Press, Boston, 1979. Le dénigrement ne porte pas seulement sur le Cambodge]. 

Personnellement j’aimerai que tout ce que j’ai écrit soit faux, pour le plus grand bonheur des Khmers, mais force m’est de reconnaître l’inverse.

Si Jean Lacouture a pu comparer la révolution khmère au nazisme, il ne s’est pas totalement trompé. Sans doute les contextes sont différents, les idéologies aussi. Beaucoup de coïncidences apparaissent cependant : les Khmers Rouges sont des nationalistes farouches et intransigeants, ils sont mus par une hystérie de la purification. Hitler purifiait la race en fonction de caractères biologiques, les leaders du Kampuchéa purifient le peuple en fonction de caractères idéologiques. Seule compte la production, l’homme a disparu. Devant un tel mépris de l’homme, on comprend qu’un socialiste convaincu comme Jean Lacouture soit pris de dégoût. Sans doute, Américains et Français, nous ne pouvons être fiers des trente ans de guerre qui ont ensanglanté l’Indochine ! William Shawcross a fait remarquer comment l’administration Nixon-Kissinger était responsable en grande partie du désastre cambodgien. Mais si nous voulons être honnêtes nous devons reconnaître également les torts des Khmers Rouges, qui ne sont pas minimes non plus.

Dans l’espoir qu’une ère de liberté et de bonheur naisse sur le peuple khmer.

 

François Ponchaud

[4] Communication personnelle de Ponchaud du 22 novembre 2001 (avec l’autorisation de l’auteur).

[5] Pour Lire Pas Lu n°10, juin-août 2002 (www.plpl.org).

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article